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Le vrai problème de Facebook : sa toute-puissance économique

Pour maîtriser les débordements médiatiques et politiques de Facebook, il faudra d'abord remettre en cause sa surpuissance économique. L'un des géniteurs du réseau social en ligne, Chris Hughes, montre le chemin.

Par Jean-Marc VITTORI

Mis à jour le 17/05 à 13h47

Trop gros. Trop dominant. Trop dangereux pour la démocratie. La dernière offensive contre Facebook ne vient pas d'une ONG furieuse du non-respect de la vie privée par le plus puissant des réseaux sociaux, ni d'un gouvernant européen obsédé par la volonté de tout réglementer, ni d'un rival américain malheureux.

Non, cette critique en règle vient de l'intérieur, ou plus précisément d'un des géniteurs de Facebook, Chris Hughes. Le fondateur du réseau, Mark Zuckerberg, l'avait recruté à Harvard dès 2002, dix-huit mois avant de lancer ce qui était alors un annuaire d'étudiants en ligne. Son nom figure sur le premier brevet de News Feed, une brique essentielle du réseau en ligne. Et l'appel qu'il vient de lancer dans le « New York Times », résumé dans une petite vidéo , dépasse largement le seul cas de Facebook. Il pose une question essentielle pour l'avenir de l'économie et de la politique.

Chris Hughes : pourquoi il faut démanteler Facebook

Cette question est simple : comment contenir l'excès de puissance des entreprises dominantes ? Comment éviter qu'il ne menace le fonctionnement de l'économie, voire de la démocratie ? La question n'est pas nouvelle. En Angleterre au XVIIIe siècle, Adam Smith critiquait déjà les dégâts des monopoles. Aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle, le sénateur républicain John Sherman expliquait que « si nous ne supportons pas un roi comme pouvoir politique, nous ne devrions pas supporter un roi sur la production, le transport et la vente de n'importe laquelle des nécessités de la vie ». Et il fit voter en 1890 la loi qui permit de démanteler le pétrolier Standard Oil en 1911 et le géant des télécommunications AT&T en 1982.

2,3 milliards d'utilisateurs

Aujourd'hui, ce sont logiquement les géants numériques qui sont sur la sellette, comme les pétroliers il y a un siècle, comme les champions du téléphone et de l'informatique il y a quelques décennies. Mais jusqu'à présent, le débat public a porté sur les données et l'information. Comment lutter contre la diffusion de contenus haineux ? C'était au coeur de la rencontre récente entre le patron de Facebook et le président français, Emmanuel Macron. Comment éviter les infox ou fake news ? Comment maîtriser les données personnelles pour qu'elles ne servent pas à des manipulations commerciales ou politiques ? L'ère numérique pose toute une série de nouveaux problèmes.

Il faut bien sûr trouver des réponses à ces questions. Forger de nouveaux outils, du contrôle interne, des réglementations publiques. Mais la domination des géants numériques pose aussi la bonne vieille question de la concurrence. Le pouvoir de Mark Zuckerberg est économique avant d'être politique. Et il faut sans doute commencer par interroger ce pouvoir économique.

C'est ici que la charge de Chris Hugues est la plus forte. Il décrit la formidable puissance de Facebook. D'après ses estimations, la maison Zuckerberg « a la maîtrise de plus de 80 % des revenus mondiaux des réseaux sociaux ». Elle attire 2,3 milliards d'utilisateurs chaque mois. Les autres réseaux du groupe renforcent encore sa puissance : 1,6 milliard de clients pour l'application de téléphone mobile WhatsApp, 1,3 milliard pour la messagerie instantanée Messenger, 1 milliard pour le partage d'images Instagram.

Imposer ses prix

Ce n'est évidemment pas un hasard. Obsédé depuis le début par l'idée de domination, Zuckerberg emploie trois leviers pour maintenir son emprise sur le marché : le rachat (WhatsApp et Instagram), le blocage (Vine, le réseau d'échange vidéos créé par Twitter) ou la copie (Snapchat). Résultat : « Aucun réseau social majeur n'a été créé depuis l'automne 2011. » Huit ans - autant dire une éternité à l'ère numérique. « Le pouvoir de Mark est sans précédent », estime Hughes.

Un autre indice de cette domination se trouve dans le cours de Bourse de Facebook. Impossible de comprendre pourquoi l'entreprise vaut plus de 500 milliards de dollars sans intégrer l'idée qu'elle sera en mesure d'imposer ses prix et ses conditions à ses clients payants (en l'occurrence les annonceurs publicitaires). La même remarque s'applique aux autres firmes du secteur valorisées des centaines de milliards, à commencer par Amazon et Google.

Le retour sur terre des Gafa

Sur le papier, la solution est simple. Il « suffirait » de démanteler le groupe, comme l'avaient été Standard Oil et AT&T. C'est ce que soutient Hughes, en proposant d'introduire en Bourse WhatsApp, Instagram et Messenger. La simple menace du démantèlement pourrait d'ailleurs suffire à changer Facebook, comme ce fut le cas avec IBM et Microsoft.

Concentration accrue

Mais la vraie puissance du groupe Facebook est dans le réseau social Facebook. Et celui-ci est beaucoup plus compliqué à éclater qu'une compagnie pétrolière ou qu'un opérateur téléphonique. Plus il compte de clients, plus il est efficace. Et contrairement au téléphone, il est impossible d'assurer la compatibilité entre différents réseaux par une norme technique. Ce qui fait la force de Facebook auprès de ses utilisateurs, c'est son interface et ses algorithmes, qui ne peuvent pas être partagés sans faire disparaître l'entreprise elle-même.

Il faudra de nouveaux outils pour préserver au XXIe siècle la concurrence et son rôle irremplaçable d'aiguillon. Pas seulement pour Facebook : comme le montre toute une série de travaux académiques récents , la concentration des entreprises s'est accrue ces dernières décennies, en particulier aux Etats-Unis. Il faudra aussi une volonté politique. Outre-Atlantique, elle monte chez les démocrates, dont fait partie Chris Hughes. Côté républicains, rien n'indique pour l'instant l'émergence d'un nouveau Sherman.

Jean-Marc Vittori