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L’offensive contre l’homéopathie veut éradiquer une pensée médicale alternative

28 juin 2019 / Michèle Rivasi

La Haute Autorité de santé, arguant de l’inefficacité de l’homéopathie, vient de préconiser son déremboursement par la Sécurité sociale. Pour l’autrice de cette tribune, les études sur lesquelles se fonde cette décision comportent de nombreux biais et lui « rappellent d’autres manipulations scientifiques récentes ».

Michèle Rivasi est députée européenne (Europe Écologie-Les Verts). Interpellée par un youtubeur sur son avis de scientifique sur les effets de l’homéopathie, elle a pris connaissance des principales études mises en avant pour conclure à son inefficacité.

Attention, granules ! J’ai été interpellée ces dernières semaines sur mon soutien à l’homéopathie. Comment, en tant que scientifique de formation, agrégée de biologie et ancienne Normale sup’, puis-je soutenir une médecine non scientifique, et dont l’inefficacité, scientifiquement prouvée, est devenue indiscutable ? Comme nombre d’entre nous, j’utilise l’homéopathie et j’en suis satisfaite. J’y ai eu notamment recours pour mes animaux, dans ma campagne drômoise, pour une infection soignée ainsi avec succès. Mais je ne suis pas une spécialiste du sujet. J’ai donc décidé de mener l’enquête pour vérifier les arguments poussés par les pro et les anti-homéo. Et j’ai eu la surprise d’y découvrir les mêmes procédés grossiers utilisés pour fabriquer du doute et discréditer les études pointant les risques de maladies environnementales.

Il est tout d’abord faux d’affirmer qu’il n’existe aucune étude concluant à l’efficacité des médicaments homéopathiques. Des méta-analyses — des études d’études — menées en 1997 sur l’efficacité de l’homéopathie [1] recensaient déjà 200 études. La méta-analyse du gouvernement australien publiée en 2015 [2] a passé en revue 57 revues d’essais cliniques dans 68 pathologies. Régulièrement mis en avant comme « preuve » de l’inefficacité de l’homéopathie, ce rapport australien présente la particularité de n’être devenu défavorable à l’homéopathie qu’à la suite de la décision de fixer le seuil d’essai statistiquement significatif à 150 patients. Ce seuil statistique, que les experts australiens n’ont pas justifié, fait que des études positives mais comportant moins de 150 patients ont été déclarées négatives. Ce choix arbitraire, rapporté par la presse, s’accompagne d’autres partis-pris méconnus, comme le fait de seulement analyser les essais publiés en anglais, de ne pas tenir compte des essais positifs reproduits par une même équipe ou encore de ne pas considérer les études montrant l’efficacité de l’homéopathie en situation réelle.

Les résultats obtenus remettent en cause l’explication par le seul effet placebo

Au-delà des études considérées par le rapport australien, d’autres types d’études se sont intéressées, elles, à de possibles effets toxicologiques, biochimiques, allergologiques, immunologiques sur des rats, des souris, des troupeaux ou des plantes [3] [4] [5] . Les résultats obtenus remettent en cause l’explication par le seul effet placebo. Quant à la réalité du contenu des dilutions, des études faites à Strasbourg et en Belgique [6] [7] par résonance magnétique nucléaire ont bien montré qu’il n’y avait pas de l’eau « pure » dans les échantillons analysés. Aucune étude en soi n’est décisive, mais une plongée dans la littérature scientifique homéopathique existante révèle un faisceau d’indices, de signaux distincts d’une absence d’effet ou d’un effet placebo.

L’exclusion a priori et sans réelle justification d’études existantes, publiées dans des revues à comité de lecture et observant des effets, même faibles, permet de conclure à l’absence d’effet… On retient les études négatives, mais pas les positives, en les écartant ou en les critiquant. Il y a là une logique spécieuse. Une logique similaire à celle que j’ai pu rencontrer à plusieurs reprises par le passé, au cours des années 2000 dans le domaine des pollutions électromagnétique. Dès lors que des agences officielles, françaises ou européennes, étaient chargées de faire une évaluation des risques à partir des études existantes, un certain nombre d’entre elles, les plus alarmantes, étaient omises ou laissées de côté. Également, plus récemment encore, lors de l’évaluation controversée de la dangerosité du glyphosate, où les rapports de l’Agence de sécurité alimentaire européenne ou de l’Agence étasunienne de protection de l’environnement ont conclu à une absence de risque cancérigène, en réfutant les études qui montraient ce risque, tandis que le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) a classé le glyphosate parmi les produits « probablement cancérigènes pour les humains » en 2015, sur le fondement d’une sélection d’études plus étendue.

La volonté d’éradiquer une pensée et des pratiques médicales différentes

Le choix d’écarter ces études « positives », au nom de prétextes statistiques, appliqué a posteriori, s’apparente à une forme de manipulation scientifique. C’est une forme de biais de sélection négatif. Pour y remédier, il faut soit élargir le nombre des études retenues soit revoir les critères de sélection et d’exclusion, afin de mieux coller à la réalité de la littérature scientifique. Soit, enfin, modifier la composition du groupe d’experts faisant l’évaluation.

J’avoue que la violence des attaques et de la controverse autour de l’homéopathie me pose question. Bien que l’industrie homéopathique française, son leader mondial Boiron en tête, ait beau jeu d’utiliser les ficelles du chantage à l’emploi pour défendre le remboursement des remèdes, l’enjeu n’est pas simplement économique. Les « spécialités homéopathiques » remboursées à hauteur de 30 % n’ont pesé en 2018 que 56,4 millions d’euros sur un total de 19,6 milliards de médicaments remboursés [8] . Soit 0,29 % du total. Une plume dans le matelas des remboursements. Il n’est pas non plus strictement scientifique, on l’a vu, puisque seules certaines études ont été considérées et non leur ensemble. La virulence du débat exprime, à mes yeux, un enjeu idéologique. C’est une guerre de croyances et de conception du monde. L’anathème « fakemed » [« faux médicament »] illustre la volonté d’éradiquer une pensée et des pratiques médicales différentes, plus personnalisées et donc plus humaines, plus proches des gens.

Il y a aussi une sorte de rage, d’acharnement à contester la posture scientifique de l’homéopathie. Une prétention scientifique tellement scandaleuse et inacceptable que les études scientifiques avancées, dès lors qu’elles viennent attester d’un effet, seront tout de même exclues et jugées comme insuffisantes sans réelles justifications. La mécanique des zélotes de la « rigueur scientifique » se pare ainsi d’une logique implacable, puisqu’autoréférente. Sommes-nous encore dans de la science positiviste ? Ou dans une science biaisée et « négationniste », marquée par un aveuglement sélectif ou soumis à d’autres intérêts ? L’effet d’aubaine idéologique à utiliser l’angle « gestionnaire » du déremboursement pour exclure l’homéopathie de toute forme de reconnaissance ou de légitimité administrative permet par ricochet de réserver l’exclusivité du remboursement à d’autres médicaments « officiels ». Généralement plus coûteux et plus risqués en matière d’effets secondaires.

Le patient sera le premier perdant d’un éventuel déremboursement de l’homéopathie

Le patient sera le premier perdant d’un éventuel déremboursement de l’homéopathie. D’abord parce que cela coûtera un peu plus cher à ses usagers, estimés à 40 % de la population française en 2000 [9] , d’autant que les prix des granules augmenteront sans doute pour compenser le manque à gagner. Mais aussi parce que celles et ceux qui se détourneront de l’homéopathie se priveront de remèdes d’une efficacité comparable, voire meilleure dans certains cas que l’allopathie [10] [11] [12] , avec moins d’effets secondaires et des conditions d’écoute accrue durant la consultation avec le médecin homéopathe. La principale crainte des médecins homéopathes est par ailleurs que le déremboursement de l’homéopathie brise le lien ténu existant entre des médecins homéopathes et certains patients pour lesquels ils sont le seul référent médical. Sans médecin homéopathe, ces patients seraient lâchés dans la nature. De plus, un déremboursement total priverait l’homéopathie de la légitimité d’être enseignée en universités de médecine et vétérinaire. Sans le contrôle des facultés, il n’y aura plus aucun contrôle sur les compétences des praticiens. N’importe qui pourra se dire homéopathe. La pente est dangereuse. C’est au médecin de juger de la meilleure option thérapeutique répondant à la maladie du patient. C’est pourquoi je suis en faveur d’un accès à l’homéopathie dans des conditions médicales sécurisées.

À titre personnel, je reste attachée à la pratique de l’homéopathie et aux principes d’une médecine intégrative, veillant à concilier le meilleur des bénéfices des différentes approches thérapeutiques. Nous devons aussi veiller à cultiver une science ouverte, empirique et non dogmatique, appuyée sur des résultats issus du terrain. Et nous défier d’une science abusivement normative qui, via une « médecine de papiers » par exemple, en suivant ses propres règles et protocoles décidés par consensus de comités d’experts institutionnels ou industriels marqués par l’entre-soi, tendrait à exclure ceux qui ne sont pas issus de la même caste, du même monde.

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Lire aussi : Efficace et bon marché, l’homéopathie est la bête noire de l’industrie pharmaceutique

Efficace et bon marché, l’homéopathie est la bête noire de l’industrie pharmaceutique

Efficace et bon marché, l'homéopathie est la bête noire de l'industrie pharmaceutique

En France, les éleveurs sont de plus en plus nombreux à faire confiance à l’homéopathie, explique l’auteur de cette tribune. Il s’inquiète pourtant de la campagne menée en France et en Europe contre cette pratique médicale qui heurte les lobbys pharmaceutiques et certains « professionnels de santé ».

Patrice Rouchossé est vétérinaire. Il pratique l’homéopathie depuis 25 ans, au quotidien, auprès d’éleveurs de plus en plus nombreux, en recherche de solutions alternatives.

Pour de nombreux éleveurs, utiliser des remèdes homéopathiques plutôt que des médicaments de synthèse — antibiotique ou anti-inflammatoire — est devenu important. Ils y ont souvent été incités par le plan Ecoantibio, initié en 2012, dont l’objectif était la réduction d’utilisation des antibiotiques, en particulier les antibiotiques dits critiques, et qui a été l’occasion de chercher des solutions ailleurs : homéopathie, mais aussi huiles essentielles ou phytothérapie. En particulier pour les éleveurs de bovins dans les problèmes de mammites ou de panaris. Pour eux, la question d’un effet placebo ne se pose pas, seul compte le résultat.

Pourtant, aujourd’hui que ces médecines font leurs preuves et s’installent, la réaction se fait sentir avec un lobbying européen de la part des laboratoires pharmaceutiques visant à interdire leur utilisation. Actuellement, une des propositions est d’imposer un dossier d’Autorisation de mise sur le marché (AMM) à chaque médicament unitaire. Un dossier pour arnica, un pour belladona, etc. Cela reviendrait, bien sûr, à obtenir la faillite économique de l’homéopathie.

Les attaques contre l’homéopathie ne sont pas nouvelles. Mais leur nature est en train de changer. Lobbying à Bruxelles, appels à son interdiction en France, les opposants s’organisent et montrent les dents. L’appel, relayé dans Le Figaro le 19 mars, de 124 « professionnels de santé » (lien payant), est en tout point exemplaire dans le genre.

Le trou de la Sécu, parlons-en !

Les praticiens prescripteurs d’homéopathie y sont ainsi accusés de renier le serment d’Hippocrate, d’abuser de la naïveté des patients ou de pratiquer le charlatanisme. Mais aussi de pratiquer une médecine dangereuse et d’être responsable du trou de la Sécurité sociale ! Hé oui, il fallait y penser !

Le trou de la Sécu, parlons-en ! Aujourd’hui, l’aspect économique est important pour tout le monde. Récemment, un éleveur dont nous venions de soigner la mammite d’une de ses vaches par homéopathie me demandait :

Mais pourquoi veulent-ils interdire l’homéopathie puisque ça marche ?
  • Combien te coûte une mammite en général ?
  • Entre la perte de lait, la piqûre, les seringues, y’en a bien pour… Nom de dieu !…Tu veux dire que c’est ça… tes granules, c’est quelques euros, et en plus, pas de délai d’attente ! »

L’aromathérapie est l’art de soigner par les huiles essentielles. Celles-ci sont des extraits de plantes aromatiques obtenus par distillation.

L’homéopathie est bien un scandale aux yeux de nos « penseurs européens et nationaux », mais un scandale économique. Soigner un troupeau de bovins avec quelques granules diluées dans de l’eau, quel manque à gagner !

L’investissement que doit faire l’éleveur pour travailler avec l’homéopathie est un investissement en temps d’observation. Il n’existe pas un remède pour les mammites, par exemple. Pour chaque cas, l’éleveur devra observer son animal dans son ensemble et dans son environnement : la mamelle bien sûr : dure, souple, chaude, sensible, douloureuse… le lait : épais, aqueux, sanguinolent… mais aussi l’appétit de la vache, son éventuel changement de comportement, les changements de la météo ou de l’alimentation… Plus l’éleveur sera capable d’une observation fine, plus l’homéopathe aura de chances de trouver le remède adéquat. Le vétérinaire homéopathe ne peut travailler efficacement sans un éleveur observateur. Et c’est dans cet échange que réside la réussite finale.

Une médecine qui permettrait à chacun de fabriquer ses propres remèdes

Nous sommes aujourd’hui à une période charnière pendant laquelle l’homéopathie, mais en fait tous les soins traditionnels, sont en danger de disparition à court terme. Il ne faut pas perdre de vue que dans plusieurs pays, l’interdiction d’utilisation de l’homéopathie est aujourd’hui une réalité. Aux États-Unis, qui comptaient au début du XXe siècle autant d’homéopathes que d’allopathes, dont Kent ou Hering, l’homéopathie est interdite aux médecins dans de nombreux États. Et ceux qui choisissent de la pratiquer sont rayés de l’ordre.

Le monde économique ne peut accepter cette concurrence d’une médecine qui permettrait à chacun de fabriquer ses propres remèdes. C’est aussi ce qui fait le succès de l’homéopathie dans tous les pays pauvres où l’accès aux médicaments est si difficile : Asie, Afrique, Amérique du Sud.

Et c’est enfin une médecine qui nécessite une écoute (ou une observation pour les vétérinaires) et une collaboration avec le patient ou l’éleveur. C’est dans une relation « non hiérarchisée », d’égal à égal, que s’effectue la consultation homéopathique. C’est peut-être aussi en cela que nos « sachants » la trouvent si dangereuse.

Médecine accessible à tous, l’homéopathie est une insulte au dieu Marché, et à la déesse Croissance, et à l’ego des élites.

Les médecines douces dans l’élevage, ça marche !

Les médecines douces dans l'élevage, ça marche !

Nombre d’éleveurs se tournent vers les médecines alternatives pour soigner leur troupeau. En oubliant les antibiotiques grâce à l’aromathérapie et à l’homéopathie, ils transforment leur relation aux animaux et accroissent leur autonomie.

Bourbriac et Cavan (Côtes-d’Armor), Plouigneau (Finistère), reportage

« Lorsque le vêlage [1] est trop long, j’utilise de l’huile essentielle de Palma rosa, que j’applique sur l’attache de la queue », explique Élisabeth. Comme les quinze autres éleveurs bovins présents ce jour-là dans la salle municipale de Bourbriac, dans les Côtes-d’Armor, en Bretagne, Élisabeth a appris à utiliser les huiles essentielles pour soigner ses vaches ou pour les aider lors de vêlages difficiles. Avec d’autres éleveurs, elle participe à une réunion pour échanger autour de cette médecine alternative qui requiert un nouveau regard sur leur troupeau. Une pratique loin d’être anecdotique, comme le prouve le succès des formations proposées par le Centre d’étude pour un développement plus autonome (Cedapa) mises en place depuis 2012 pour encourager les éleveurs à être plus autonomes dans la gestion de la santé animale. « L’aromathérapie a été un levier, une porte de traverse, pour faire découvrir à des éleveurs conventionnels qu’il existe d’autres modèles agricoles », dit Jérôme Loinard, animateur de l’association.

On accède à la ferme d’Éric, située sur la commune de Cavan (Côtes-d’Armor), par l’habituel dédale de petites routes bretonnes entourées de haies boisées. « Depuis mon installation, j’étais frustré. Tous les organismes qui m’entouraient dénigraient totalement la possibilité d’être autonome », se rappelle cet ancien éleveur intensif qui possède aujourd’hui 60 vaches laitières sur 56 hectares. À l’occasion de la crise de 2009, il a découvert l’association Cedapa et décidé de développer un système herbager [2] lui permettant d’être moins dépendant du maïs. Mais c’est avec l’apprentissage de l’aromathérapie et de l’homéopathie qu’il a changé de regard sur son travail : « J’ai appris à analyser mon troupeau et à connaître mes animaux. La médecine alternative replace l’éleveur au centre de son élevage. »

Le soutien du Cedapa et de ses membres fut décisif dans son parcours : « On a besoin d’échanger sur nos pratiques, sur les réussites comme sur les blocages. Ces moments d’échanges nous poussent à aller plus loin. »

« J’ai appris à regarder mes vaches »

Au-delà d’un usage curatif, les huiles essentielles permettent d’aborder le système d’exploitation dans son ensemble, la personnalité de la vache et son cadre de vie. « Les formations contribuent à changer le regard des éleveurs. On commence avec des problèmes ciblés puis, peu à peu, on va vers des réflexions sur la gestion globale du système : alimentation, bâtiments, allaitement des veaux, etc. Ces pratiques préventives évitent le développement des pathologies », précise Jérôme Loinard.

L’aromathérapie est l’art de soigner par les huiles essentielles. Celles-ci sont des extraits de plantes aromatiques obtenus par distillation.

Aujourd’hui, Éric se passe presque complètement d’antibiotiques et observe que la santé de ses vaches est meilleure. Il pense même à faire le pas de la conversion en bio. « Avant, j’avais peur de passer en bio, car il me paraissait impossible de n’utiliser que trois antibiotiques par vache et par an. Maintenant, je trouve même que cette norme est trop élevée ! » s’exclame-t-il, lui-même surpris par ce changement radical. Une évolution qui, en plus de lui faire faire des économies, lui a permis de retrouver du sens dans son travail. « En conventionnel, on est dépendant des commerciaux, des vétérinaires, des experts. Notre réussite — ou notre échec — est liée à ce qu’ils nous vendent. On est l’ouvrier des autres. Aujourd’hui, je ne suis plus simplement là pour traire les vaches. Je soigne, je réfléchis, j’agis. J’ai l’impression de ne plus subir les problèmes. »

« Dès le début, j’ai choisi d’utiliser des huiles essentielles, car je ne voulais pas faire de piqûres d’antibiotiques aux vaches », affirme Élisabeth, installée avec son mari, Pascal, sur 60 ha à Plouigneau (Finistère) où ils élèvent leurs 55 vaches laitières. « Dans les gestes de soin par les huiles essentielles, il n’y a pas la violence de la piqûre », estime cette mère de trois enfants qui, après avoir expérimenté l’aromathérapie avec ses vaches, a décidé de l’utiliser pour toute la famille.

Élisabeth a soigné cette vache, qui s’était coincée un nerf dans le dos, avec de l’homéopathie, des huiles essentielles et l’aide d’un ostéopathe. Au bout de 10 jours, la vache a pu se relever. « La plupart des éleveurs n’auraient pas eu la patience d’attendre et l’auraient euthanasiée avant sa guérison », déplore-t-elle.

Dans les formations aux médecines alternatives, les femmes sont majoritaires. « Je pense qu’en tant que mère de famille nous avons une relation différente aux médicaments, une suspicion sur leurs effets. » Une méfiance que le développement de l’antibiorésistance — l’adaptation des bactéries aux antibiotiques — n’a fait que renforcer. « Les vétérinaires donnent systématiquement des antibiotiques à spectre large et des anti-inflammatoires, quelle que soit la pathologie et même en prévention, dans une logique où la vache doit produire à tout prix », s’inquiète Élisabeth. Au contraire, l’aromathérapie incite à observer précisément les symptômes et la personnalité des vaches, et à adapter les traitements. « Une nouvelle relation s’est créée avec le troupeau, car j’ai appris à regarder mes vaches. Cette méthode vise à rééquilibrer l’animal et le fonctionnement de ses organes, tandis que les antibiotiques ne s’attaquent qu’aux symptômes. »

La santé animale, une porte d’entrée vers de nouvelles pratiques agricoles

Pour Élisabeth, recherche de productivité et bien-être de ses animaux sont aussi importants l’une que l’autre. « Si tu ne vois ta vache que comme un numéro qui produit du lait, c’est sûr que ce n’est pas la peine d’essayer l’aromathérapie ou l’homéopathie », précise l’éleveuse en souriant. Encouragé par l’efficacité de cette approche, Pascal, son mari, a lui aussi suivi une formation. « Nous avons de meilleurs résultats en réfléchissant à deux. Pascal a développé une autre relation avec les vaches : il accepte mieux qu’elles puissent être malades. »

Grâce à l’attention portée au bien-être et à l’équilibre du troupeau, ainsi qu’à un système d’exploitation herbager économe, la ferme d’Élisabeth et de Pascal est rentable et, surtout, ils se sentent bien dans leurs pratiques. « C’est encourageant d’avoir de bons résultats et on se sent tellement fiers quand on a réussi à guérir un animal sans avoir fait appel au vétérinaire ! »

Depuis qu’il utilise les huiles essentielles et l’homéopathie, Éric a le sentiment d’avoir retrouvé un pouvoir de décision au sein de son exploitation.

Aux formations et réunions d’aromathérapie organisées par le Cedapa se croisent des éleveurs bio, des éleveurs conventionnels en système herbager et des éleveurs en système intensif. « Au début, les formations n’attiraient que des éleveurs de notre réseau, mais peu à peu sont venus de plus en plus d’éleveurs conventionnels confrontés à l’antibiorésistance », explique Jérôme, l’animateur spécialisé dans l’aromathérapie au sein de l’association Cedapa. « Aujourd’hui, ils représentent presque les deux tiers de notre public. » Ces éleveurs, poussés jusqu’il y a peu à un usage systématique des antibiotiques, ont désormais moins de molécules à disposition, car elles ont été retirées du marché vétérinaire. « Des antibiotiques à large spectre d’action ont été prescrits à tort et à travers alors qu’ils sont utilisés chez les humains comme dernier rempart contre certains virus », avance une salariée de la coopérative laitière Sodiaal, qui remarque avec intérêt que l’aromathérapie s’impose de plus en plus comme une alternative crédible.

« Les huiles essentielles apportent des résultats rapides et concluants. Si l’éleveur voit que ça fonctionne, ça l’encourage à aller plus loin », affirme Jérôme. La santé animale peut ainsi devenir une porte d’entrée vers de nouvelles pratiques agricoles, plus respectueuses de l’animal et de l’environnement. Et en poussant les éleveurs à s’interroger sur l’ensemble de leurs pratiques agricoles, elle leur ouvre la voie à une reprise en main de leur autonomie.

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Il soigne ses bêtes avec des plantes, et elles s’en portent mieux !

Il soigne ses bêtes avec des plantes, et elles s'en portent mieux !

Chaque année, de plus en plus d’éleveurs optent pour des soins doux aux animaux. La médecine vétérinaire à base de plantes permet en effet de prévenir les maladies et renforce la santé des troupeaux. Mais la législation n’est pas favorable aux techniques alternatives.

  • Châteaubriant (Loire-Atlantique), reportage

Gildas Laurant sort de sa réserve des flacons et un bidon d’un liquide orangé, qu’il pose sur la table installée dans la cour de sa ferme. Ces récipients renferment des préparations à base de plantes, que le jeune agriculteur utilise pour soigner ses charolaises. Il a repris la ferme de son père il y a trois ans, une exploitation traditionnelle blottie dans le bocage, près de Châteaubriant.

Les flacons : une partie de la méthode

De l’huile essentielle de lavande en guise de vermifuge, de l’eucalyptus pour les problèmes respiratoires, du ravinsara pour booster un veau un peu faible. L’éleveur castelbriantais achète ses préparations au Comptoir des plantes médicinales, une boutique en ligne de compléments alimentaires à base de plantes, pour les animaux. L’entreprise conseille également les éleveurs dans l’utilisation de leurs produits.

Car la phytothérapie et l’aromathérapie – respectivement le traitement par les plantes et par les huiles essentielles – c’est toute une science. Gildas Laurant ne s’est pas lancé seul dans l’aventure. Il est allé de stage en stage pour apprendre la médecine vétérinaire alternative. En Loire-Atlantique, le Gab (Groupement d’agriculteurs biologiques) et le Civam (Centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) en organisent régulièrement.

Les flacons et les bidons de mélanges végétaux et d’huiles essentielles ne sont qu’une partie de la méthode. « 95 % du temps, j’apprends aux éleveurs à ne pas utiliser ces produits ni les médicaments ! », s’exclame Gilles Grosmond, vétérinaire et conseiller technique pour le Comptoir des plantes, qui anime régulièrement des formations destinées aux éleveurs. Tout se joue sur le renforcement du système immunitaire des animaux, afin qu’ils se protègent eux-mêmes des maladies.

- Des compléments alimentaires utilisés par Gildas Laurant : lavandin, tea tree… -

Ainsi, les vaches de Gildas peuvent aller et venir à leur guise entre les stabulations et le pré. « Le but est d’éviter le confinement, explique-t-il, contre la prolifération de parasites ou de maladies. » La porte des champs est ouverte y compris l’hiver et il n’est pas rare que des veaux naissent dans l’herbe humide et dans le froid. « Ceux-là résistent mieux, en général ! »

Une méthode qui dérange

Mais la méthode ne plaît pas à tout le monde. « On dérange », souffle Jérôme Dubois, vétérinaire à Rougé (Loire-Atlantique). Dans son cabinet, il soigne les animaux avec des mélanges de sa propre fabrication, à base d’extrait de plantes fraîches.

Il faut dire que la législation qui entoure l’aromathérapie et la phytothérapie est assez complexe. Pour pouvoir les utiliser, les éleveurs faisaient passer les huiles essentielles pour des additifs alimentaires sensoriels de type aromatique, destinés à donner du goût aux rations des animaux. Dans les faits, bien sûr, leur utilisation était thérapeutique.

Mais en mars 2013, un règlement de l’Union Européenne retire du marché de l’alimentation animale plus de 250 huiles essentielles (dont l’huile essentielle de chardon, de curcuma, d’aubépine, de pâquerette, etc.).

Quelques mois plus tard, en août 2013, l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) publie une note sur le statut juridique des médicaments. Elle y rappelle que les produits utilisés pour un usage thérapeutique sont considérés comme des médicaments vétérinaires. Or, pour être vendus, ils doivent être validés par une autorisation de mise sur le marché (AMM).

  • Voir la note de l’Anses :

« Rien n’était nouveau, dans cette note, explique Sylvie Dartois, de l’Institut technique d’agriculture biologique (Itab). Mais le ton était menaçant et on a senti la crispation des éleveurs. »

L’autorisation de mise sur le marché coûte cher. « Très peu de produits à base de plantes en ont une », dit Sylvie Dartois. Le vétérinaire peut tout de même prescrire des préparations à base de plante sans AMM, à condition d’attendre un certain nombre de jours avant de commercialiser le produit animal. Ce délai s’élève à sept jours pour la vente du lait et 28 jours pour la vente de la viande. En agriculture bio, les temps sont doublés : 14 jours pour le lait, 56 pour la viande.

  • Gilles Grosmond, vétérinaire au Comptoir des plantes, également auteur du livre Santé animale et solutions alternatives, aux éditions France Agricole. -

De plus en plus d’adeptes

Pour Sylvie Dartois, le problème de cette lourde règlementation, c’est qu’elle limite considérablement la recherche. « Il n’y a pas de transmission de savoirs. Comme c’est plus ou moins légal, ceux qui la pratiquent n’en parlent pas. »

Pourtant, la médecine par les plantes gagne des adeptes, y compris chez les éleveurs dits conventionnels. « Les antibiotiques sont chers », explique Jérôme Dubois, le vétérinaire de Rougé.

Le succès de ces méthodes se transmet de bouche à oreille. « Les clients sont curieux, ils veulent essayer, parce qu’ils ont vu que les animaux soignés par les plantes n’étaient plus les mêmes ! »

Des paysans bretons s’en sortent bien… en changeant l’agriculture

Plutôt que de casser des poternes d’écotaxe, les Bretons feraient mieux d’interroger le système productiviste qui les a conduit à l’impasse et à la crise. En Loire-Atlantique, des paysans ont choisi d’en sortir - et ils s’en sortent bien !

Mes parents sont arrivés ici en 1966, j’avais dix ans, commence Patrick Baron. "On avait cinquante hectares et trente vaches." Il montre une vieille bâtisse de pierres : "Au début, on habitait là. Le pré arrivait au pied de la maison et il y avait une mare, comme dans toutes les fermes de l’époque. Les bêtes venaient boire dedans."

Désormais, la petite maison de pierres est cernée de grands hangars de tôle et de parpaings. L’étable s’est agrandie. Patrick Baron (photo du chapô) a repris l’exploitation de son père. Il a 70 vaches, 120 truies et 100 hectares. Au fond, deux grands bâtiments gris abritent les porcs : c’est l’associé de Patrick qui s’en occupe.

A 57 ans, patrick est toujours resté fidèle à son village : Fercé (Loire-Atlantique), situé à cinquante kilomètres de Rennes. « Ce qu’on a vécu ici, la Bretagne a connu la même chose. » Il se souvient des débuts de ses parents dans les années 1960 : « C’était le tout début de la politique agricole commune. On a vu arriver le maïs, les phytosanitaires, le suivi technique... » A l’époque, ces nouvelles techniques paraissent faire des miracles : « Dès qu’on mettait un peu d’engrais sur des terres qui n’en avaient jamais reçu, l’effet était immédiat. Les rendements augmentaient ».

« Comme tout le monde, on a suivi », raconte-t-il. « Chaque année, on augmentait le nombre de vaches. Puis on a changé de race. Avant dans la région on était sur des races traditionnelles : des Normandes ou des Maine-Anjou. Tout ça a été remplacé par des Prim’Holstein. » Une vache d’Europe du Nord, réputée pour être « la Formule 1 de la production laitière ». « Le fonctionnement est simple, précise-t-il. Vous lui donnez à manger du maïs, vous lui mettez des compléments alimentaires avec les tourteaux de soja qui arrivaient des Etats-Unis et du Brésil à bon marché par les ports, et ça produit du lait en quantité. »

Puis Patrick se rembrunit. « C’est là qu’on a commencé à travailler pour les autres. La banque qui nous prête pour acheter du matériel, les concessionnaires agricoles qui nous vendent la mécanisation, les marchands d’aliments… Et pour nous, il reste les miettes. »

Son exploitation était en système intensif : "Les animaux sont nourris 365 jours par an sur le stock, à base du maïs qu’on cultive." Puis il s’est rendu compte que ce système n’était pas économiquement viable. "Les animaux restaient en bâtiment. On utilisait le tracteur pour leur amener l’aliment, pour ressortir leurs déjections, pour cultiver le maïs..." A trop utiliser le tracteur, on finit par trop dépenser en carburant.

Patrick a donc décidé de rendre son exploitation "économe", même s’il reste en système intensif. "Il faut limiter les dépenses, donc tous les achats extérieurs : carburant et aliments, notamment le soja importé", précise-t-il. Première mesure, il a remis les vaches au pré : "Elles vont chercher leur nourriture toutes seules et leurs déjections vont directement dans le champ !". A midi, elles rentrent spontanément à l’étable pour le déjeuner.

Deuxième mesure, il faut que le nombre de bêtes soit adapté à la surface de l’exploitation. Il faut avoir assez de champs pour épandre les déjections, mais aussi pour produire l’alimentation du bétail. "Ici, on est arrivés à un équilibre", se satisfait Patrick.

Mais il y a encore mieux, selon lui. Il propose d’aller chez un collègue passé en agriculture biologique, à quelques kilomètres de là. La petite route fait des lacets dans un paysage valonné. Une prairie ici, quelques vaches par là, un champ de maïs un peu plus loin... Patrick Baron arrête la voiture au sommet d’une colline : "Regardez comme c’est beau !" Puis il repart, désigne un hameau le long de la route : "Ici, avant, il y avait cinq fermes. Maintenant il n’y en a plus qu’une".

Représentant de la Confédération paysanne dans son département, il a toujours suivi de près les élections agricoles : « En 1983 en Loire-Atlantique, il y avait 33.000 chefs d’exploitation électeurs inscrits à la chambre d’agriculture. En 2013 il n’y en avait plus que 8.500. » Son village de Fercé aussi a été touché : l’INSEE décomptait 35 exploitations agricoles professionnelles en 1988. Il n’y en avait plus que 21 en 2000.

En revanche, leur taille n’a cessé d’augmenter. Patrick reconnaît avoir participé au mouvement : « On s’est agrandi, passant de cinquante à cent hectares, en profitant des départs en retraite de trois exploitants. Ils travaillaient en couple donc on a fait disparaître six emplois ! ». Autour de Fercé, les exploitation s’agrandissent, les paysans disparaissent. "Il n’y a plus d’emploi, les gens partent, c’est catastrophique pour la vie des communes", regrette Patrick.

Pourtant aujourd’hui, son exploitation est considérée comme plutôt petite : "Quand la nouvelle génération s’installe elle multiplie par trois l’outil de départ : on passe de 50 vaches à 150, de 150 truies à 1 000." Sauf que l’augmentation de la taille des exploitations ne suffit plus à palier les disparitions : "Pourquoi GAD ferme son abattoir à votre avis ? Mais parce que la production n’est plus là ! La baisse du nombre d’agriculteurs entraîne une baisse des volumes."

Patrick gare la voiture à Rougé, chez Jean-Michel Duclos. Celui-ci élève cinquante vaches en bio. Sur ses cent hectares, quatre-vingt douze sont des prairies. Ses animaux y pâturent neuf mois sur douze. En comparaison, Patrick n’a que trente hectares de prairies.

En ce moment de crise, Jean-Michel est fier de montrer son dernier investissement, un immense séchoir à foin pour stocker sa récolte en prévision de l’hiver : "Cela améliore la qualité du fourrage".

Son exploitation est encore plus économe que celle de Patrick : "On a un coût de mécanisation très bas et très peu d’intrants. On n’achète pas de fertilisants, pas de semences, juste quelques céréales pour nourrir les bêtes à un autre producteur."

Jean-Michel Duclos

Le point commun entre Patrick et Jean-Michel, c’est qu’ils ont dit non au "Produire plus". "C’est très difficile d’y échapper, ils nous le répètent tout le temps !" Mais qui "ils" ? "Les coopératives surtout, répond Patrick. Elles sont en compétition. Elles ont investi dans des outils de transformation comme les abattoirs. Cela coûte cher. Pour rentabiliser il faut faire du volume."

Jean-Michel désigne un papier qu’il vient de recevoir de la coopérative agricole Terelevage. "Regardez, ils proposaient déjà un bâtiment d’élevage qui s’appelle le ’Palace’. Maintenant c’est le ’Grand Palace’, pour mettre encore plus de bêtes !" Le document promet "un gain de temps de 35 %" et de "réduire les coûts de 40%".

Patrick renchérit : "Et cette coopérative possède un abattoir qu’elle est obligée de fermer un jour par semaine, parce qu’elle ne reçoit pas assez de volume ! Ca leur coûte très cher. C’est pour cela qu’elle essaye de convaincre les agriculteurs de produire plus."

Sur la table, Jean-Michel montre aussi le dernier numéro de L’Avenir Agricole. Parmi les titres de Une : "Lait : produire plus, mais comment ?" L’agriculteur s’en amuse : "Et pourtant, je suis abonné à ce journal parce qu’il est indépendant des syndicats !"

Sur le chemin du retour à Fercé, Patrick admet qu’il pense depuis longtemps à cesser l’intensif. "Mais une exploitation, c’est un paquebot, c’est difficile de changer de cap. On des emprunts, un système de production, du matériel à amortir..." Et puis dans moins de deux ans, Patrick prend sa retraite. Mais il a su transmettre l’envie à son fils, Antoine. "Les choses ont toujours été claires, je veux être paysan", affirme ce dernier.

Indépendant de l’économie du pétrole

Avec le fils de l’associé de Patrick et leurs épouses, ils vont reprendre la ferme et la passer en bio. Les vaches produiront un peu moins de lait. Ils vont réduire drastiquement le nombre de porcs, de cent vingt à une vingtaine, pour vendre la viande en circuit court.

Et rester dans l’idée d’avoir une exploitation "économe". "On veut limiter tous nos achats extérieurs, explique Antoine. Les engrais, les phytosanitaires, le carburant... On veut au maximum être indépendants de l’économie du pétrole." Pour un passage en douceur, ils viennent s’installer sur la ferme en avril pour travailler avec leurs pères pendant un an. Puis Patrick et sa femme Marie quitteront la ferme : "Les enfants récupèrent la maison de l’exploitation, nous irons prendre notre retraite ailleurs."

​« L’histoire de Jérôme Laronze montre que la disparition des paysans est un choix politique »

L'histoire de Jérôme Laronze montre que la disparition des paysans est un choix politique »

En 2017, le paysan Jérôme Laronze était tué par un gendarme. Son histoire, qui allie crise paysanne et violences policières, a inspiré une très belle pièce de théâtre. Guillaume Cayet, l’auteur, mêle intime et politique et rend hommage à cet homme « qui a dit non à un système qui voulait l’engloutir ».

Ce samedi à 20h, dans la ferme du paysan Jérôme Laronze à Trivy en Saône-et-Loire, tué par un gendarme en mai 2017, aura lieu la première d’une pièce de théâtre tirée de son histoire, Neuf Mouvements pour une cavale. Trois balles, tirées par les forces de l’ordre, avaient atteint l’éleveur de vaches — une de côté et deux de dos — alors qu’il s’échappait au volant de sa voiture. Cela faisait neuf jours qu’il fuyait les représentants d’une administration au service, selon lui, de l’industrialisation de l’agriculture. L’histoire a inspiré le jeune auteur dramatique Guillaume Cayet, qui en a tiré une pièce. L’une des quatre sœurs de Jérôme, jouée par une comédienne, nous y raconte dans un monologue magistral comment ce n’est pas seulement un gendarme, mais un système agricole et politique qui a tué l’éleveur. Reporterre a pu assister à l’une des premières lectures publiques de la pièce, qui va au-delà du fait divers et relate avec tact et puissance les impasses imposées au monde paysan. Nous avons interrogé Guillaume Cayet au début de la tournée.

Guillaume Cayet

Reporterre : Votre compagnie est installée dans la ferme d’un céréalier bio, à Ennezat (Puy-de-Dôme), à côté de Clermont-Ferrand. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au monde paysan ?

Guillaume Cayet: Je viens d’un territoire rural à la limite de la Meurthe-et-Moselle et des Vosges. Quand j’ai commencé à écrire, toutes mes pièces parlaient de ce territoire. Je me suis rendu compte qu’il y avait un hiatus entre le territoire duquel je viens et les territoires urbains que j’ai arpentés en tant qu’étudiant. On ne connaît pas les territoires ruraux, les gens qui les peuplent. L’imaginaire que l’on en a est rempli de stigmatisations. L’une d’elles est de dire que le vote frontiste est un vote de beaufs, de la ruralité, de gens qui ne pensent pas. Une autre est la stigmatisation du paysan comme pollueur. Tout cela m’a beaucoup meurtri. Et puis, c’est théâtralement plus intéressant de travailler sur la campagne car la ville est polluée de flux, alors que la campagne ne l’est pas.

Comment avez-vous eu connaissance de l’histoire de Jérôme Laronze ?

On a eu l’idée avec Jean-Paul Onzon — le paysan qui héberge notre compagnie — d’ouvrir un nouveau cycle dans ma fiction, beaucoup plus intime, autour de paroles de paysans. Pendant deux semaines, on a rencontré des paysans et, à la fin, on est allé chez un porte-parole local de la Confédération paysanne [le syndicat agricole auquel Jérôme Laronze adhérait] qui connaissait Jérôme Laronze et qui nous a raconté son histoire. C’était en septembre 2017, quelques mois après sa mort. L’histoire rejoignait mes problématiques passées et à venir parce que je commençais tout juste un travail sur la violence policière avec le sociologue Mathieu Rigouste.

Comment avez-vous ensuite travaillé ?

Au début, j’étais très intrigué par la cavale. Je tentais d’imaginer ce que Jérôme Laronze avait pu vivre pendant ces neuf jours. Mais, assez rapidement, j’ai compris que ce n’était pas du tout de cela que je devais parler. Les violences policières, qui se terminent souvent par un non-lieu, m’ont fait penser à la tragédie d’Antigone qui cherche une sépulture pour son frère, et que Créon ne veut pas octroyer. J’avais lu quelques articles sur Marie-Pierre Laronze, l’une des sœurs de Jérôme, et je me suis dit : voilà, c’est cette femme qui va raconter l’histoire de son frère. Puis, les neuf jours de cavale ont donné neuf mouvements, qui sont autant d’entrées dans les dernières années de la vie de Jérôme. J’ai envoyé une première version du texte à Marie-Pierre, puis on s’est rencontrés, et j’ai retravaillé le texte à partir de ses remarques. Dans la pièce, il y a dans la pièce de fausses informations littéraires, mais aucune fausse information sur le dossier.

Cette histoire vous sert plus largement à poser les problèmes du monde paysan. En quoi n’est-elle pas qu’un fait divers ?

Cette histoire montre que la disparition des petits paysans est un choix politique, donc que ce choix politique est évitable. L’histoire de Jérôme raconte quelqu’un qui dit non à un système qui veut l’engloutir, comment, dans ce système de plus en plus néolibéral, on est obligé de répondre à des normes de plus en plus strictes parce qu’elles sont faites pour de gros groupes, pour l’agrobusiness. C’est la première chose.

La deuxième est qu’elle permet de faire le lien entre les consommateurs et consommatrices et les producteurs et productrices, et de montrer que l’on est beaucoup plus responsables que ce qu’on imagine de ce que l’on met dans nos assiettes. Cette histoire dit en miroir aux consommateurs et aux consommatrices : « Si vous voulez payer votre assiette moins cher, regardez les conséquences. »

Seule en scène, une comédienne joue la soeur du paysan décédé.

Un côté très intime et quotidien de la vie paysanne est aussi mis en scène. Pourquoi ?

Une phrase ponctue le texte : « Entre le paysan et son oreiller, il y a… » et finit par « entre le paysan et son oreiller, il y a un meurtre commis par le sommeil sur les rêves ». C’est cela qui m’intéressait, comment l’intime, le privé, est politique. Et puis la pièce ne veut pas faire une hagiographie de Jérôme Laronze, dire qu’il était un saint. Elle raconte la vie d’un paysan avec, aussi, ses travers. L’intime permet de complexifier.

Quel sens cela a-t-il de commencer la tournée en jouant à la ferme de Jérôme ?

On a voulu offrir cette première à la famille et aux proches. C’est important pour moi de dire : « Ce texte, je l’ai écrit en imaginant votre frère, votre proche. » Et puis, on a envie de s’impliquer, que notre démarche soit parallèle à celle du comité de soutien et de la famille. À chaque fois que l’on joue le spectacle, on organise ensuite un débat en invitant soit Marie-Pierre, soit des spécialistes, soit des gens du coin pour essayer de produire non seulement un savoir littéraire, mais aussi des savoirs théoriques, pratiques, et des débats.

Quelles ont été les réactions du public aux premières lectures avant la tournée ?

L’histoire est tellement sidérante que les gens sont bouleversés. Ils sont étonnés de ne pas en avoir entendu parler. Mine de rien, comme pour Rémi Fraisse, le fait que cela se soit produit sur un corps blanc et pas un corps racisé change beaucoup de choses. D’un coup, la violence policière est partout, plus personne n’est à l’abri.

Par ailleurs, la pièce va très loin dans l’intime : c’est juste une comédienne qui parle pendant une heure, donc il se produit un phénomène d’identification, soit avec la sœur, soit avec le frère.

Enfin, nous avons aussi eu une réaction de l’avocat du gendarme. Il a réagi dans les médias. Comme le titre est Neuf Mouvements, il a dû penser que c’était une comédie musicale, ou un ballet. Donc il a dit que l’on n’avait pas à faire un barnum de cette affaire, que, bien sûr, il y avait une victime, mais qu’il y en avait d’autres, le gendarme et sa famille, et que pour ces gens, on ne pouvait pas se permettre de raconter l’histoire alors que l’affaire est encore en cours. Ce qui est intéressant et militant dans la pièce est justement de prendre parti sur une affaire en cours. Et la réaction de l’avocat est, finalement, très valorisante car elle signifie que l’adversaire croit plus à la puissance du théâtre que nous.

Que vous a apporté l’histoire de Jérôme Laronze dans votre travail sur les violences policières ?

Mon travail sur les violences policières a beaucoup découlé de pensées théoriques, notamment de celle de la sociologue Elsa Dorlin. Cette dernière dit que quand un corps essaye de se défendre, il est rendu indéfendable. C’est vraiment l’histoire de Jérôme, mais aussi celle d’Adama Traoré, de Lamine Dieng, où à chaque fois on a voulu criminaliser la victime et la rendre indéfendable. C’est horrible de constater que la théorie et la pratique entrent totalement en adéquation.

Cela montre que l’État, et sa violence légitime, produisent des rapports similaires sur les corps qu’il veut dominer. Tout cela relève d’une même logique d’écrasement des classes laborieuses. Cela rejoint également ma réflexion sur la métropolisation et l’urbanisation à outrance, qui ne créent que des principes sécuritaires, qui eux-mêmes créent une police de plus en plus répressive, donc de plus en plus violente.

Comme le sujet en est très politique, la pièce est-elle difficile à diffuser ?

C’est horrible de dire cela, mais c’est un monologue, donc la pièce ne coûte pas cher, et on a beaucoup de dates.

Cependant, je trouve que le théâtre a aujourd’hui un problème : souvent, il se veut politique, montre des conflits sur le plateau, mais, à la fin, les réconcilie. Tout cela va dans le sens d’un effacement des classes sociales. En sortant du spectacle, les gens se sentent contents et vont boire un verre. Cela va avec le problème qui est que le théâtre, aujourd’hui, s’adresse à une élite blanche plutôt vieillissante. Très peu d’ouvriers et de racisés vont au théâtre, et les agriculteurs, n’en parlons pas ! Le théâtre que l’on revendique n’est pas du tout cela ! On ne veut pas mettre les gens d’accord.

  • Neuf mouvements pour une cavale, une pièce de la Compagnie le désordre des choses, écrite par Guillaume Cayet, mise en scène par Aurélia Lüscher et jouée par Fleur Sulmont en alternance avec Cécile Bournay.

Les représentations ce week-end :

  • Samedi 29 juin, 20 h, ferme de l’Amarante, Les Senauds, Trivy (Saône-et-Loire). Il s’agit de la ferme de Jérôme Laronze, reprise par le compagnon d’une de ses sœurs.
  • Dimanche 30 juin, 15 h, chez Bernard Taton, Saint-Albin (Saône-et-Loire). Bernard Taton connaissait bien Jérôme Laronze et adhérait au même syndicat que lui, la Confédération paysanne.

Jérôme Laronze, paysan mort pour avoir dit non à l’agriculture industrielle

L’éleveur Jérôme Laronze a été tué de trois balles tirées par un gendarme en mai 2017. Il fuyait les représentants d’une administration au service, selon lui, de l’industrialisation de l’agriculture. Enquête.

Voilà plus d’un an, Reporterre vous a raconté comment Jérôme Laronze, un paysan de 37 ans, a été tué par un gendarme le 20 mai 2017 à Sailly, en Saône-et-Loire. Trois balles l’ont atteint, une de côté et deux de dos, alors qu’il s’échappait au volant de sa voiture. Il était recherché depuis le 11 mai 2017 : ce jour-là, l’administration venait lui retirer ses vaches et il avait pris la fuite. Le gendarme a été mis en examen pour violence avec arme ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Comment en est-on arrivé là ? L’histoire tragique de Jérôme Laronze mêle crise agricole et violence policière. Elle questionne, pour le moins, sur l’attitude de l’État et de son administration face à un monde agricole en crise. Reporterre a longuement enquêté sur cette affaire et vous la présente en trois volets.

Ce premier article fait le portrait de Jérôme Laronze.

Quand ceux qui l’appréciaient évoquent Jérôme Laronze, on comprend qu’il était un homme que l’on n’oublie pas. Grand et costaud, il pouvait impressionner. Son léger accent bourguignon laissait transparaître l’origine paysanne. Pourtant, « il faisait un peu tache dans ce monde rude de l’agriculture, raconte son amie Lydie Laborrier, qu’il avait rencontrée dans un cours de théâtre. On discutait art, culture, musique. Il avait un parler assez riche, c’était son arme. »

C’est d’ailleurs de leurs longues conversations avec lui dont se souviennent ses proches. « On passait des après-midis sur le mur du jardin à parler de littérature, de théâtre, d’Orwell », se souvient sa jeune cousine Lucie Aubœuf, aujourd’hui en prépa littéraire. Avec certains voisins, la discussion partait plutôt sur les greffes dans le verger. Sébastien et Bernard Descaillot, qui tiennent le restaurant du Midi à l’entrée du village de Trivy (Saône-et-Loire), versaient avec lui dans la politique, évoquant le prix du bœuf et les filières agroalimentaires : « Sur l’État, le système, les mots étaient crus mais jamais violents. Ce garçon était tellement tendre et gentil qu’on peut regretter 10.000 fois sa mort », dit le père, Bernard. Il était « toujours prêt à rendre service », rapporte-t-on souvent de Jérôme. La blanquette de veau de ce bon vivant reste dans les mémoires de nombreux convives des repas des pompiers volontaires — dont il faisait partie — et des fêtes paysannes.

Tract diffusé lors de veillées en mémoire de Jérôme Laronze.

Perchée en haut d’une colline de Saône-et-Loire, surplombant le village de Trivy, la ferme de Jérôme Laronze est désormais gardée par deux jeunes chats, qui tiennent compagnie à un autre Jérôme, le beau-frère. Marié à Marie-Noëlle, l’une des sœurs de Jérôme Laronze, il a accepté le pari de faire revivre la ferme familiale.

Celle-ci est parsemée d’objets fabriqués ou réparés par son ancien propriétaire. Les tracteurs, vieillissants et maintenus en vie par ses soins ; une mosaïque représentant un chat installée en souvenir d’un félin qui aimait le regarder depuis la fenêtre ; le mur du potager entièrement rebâti… Et, surtout, les volets de la maison et de l’étable, d’un bleu ciel éclatant. Jérôme Laronze avait tout poncé et repeint, terminé le chantier peu de temps avant sa mort. Il avait même rendu leur ponceuse aux voisins le jour du contrôle du 11 mai 2017. Comme s’il avait pressenti son destin et voulu tout laisser en ordre. « C’était un humaniste au sens du XVIe siècle, un homme accompli, toujours à la recherche d’authenticité », résume la plus grande de ses sœurs, Martine. Finesse d’analyse, esprit critique acéré et grande sensibilité. Mais le colosse avait des pieds d’argile.

« Il était atypique, il dérangeait. »

Jérôme Laronze est né en 1980 et a presque toujours vécu dans la ferme exploitée par sa famille depuis le XIXe siècle. Petit dernier, il était le seul fils après quatre grandes sœurs. Voulait-il vraiment reprendre l’exploitation familiale ? Il aurait pu être bien autre chose que paysan, s’accordent à dire ceux qui l’ont connu. Ses sœurs, qui ont toutes suivi des études supérieures, ne voulaient pas qu’il se sente obligé. « Mais, dans le milieu agricole, beaucoup de choses sont implicites. En même temps, un travail indépendant, proche de la nature, lié à l’alimentation, c’était une vocation pour lui », avance Martine. « Peut-être pas dans ce contexte. »

Esprit libre, Jérôme Laronze n’a pas suivi le modèle classique des exploitations agricoles du coin. Il aimait se renseigner, aller à des conférences et, tous les ans, chercher des innovations au Sommet de l’élevage. En plein cœur du pays charolais, il a préféré — comme son père — les limousines brunes, réputées plus résistantes. Il a choisi le « plein air intégral » — il ne rentrait pas les vaches l’hiver — à une époque où cette pratique était marginale. Il a tenté la vente directe. Il faisait des mélanges de plantes dans ses champs plutôt que de la monoculture, prônait l’autonomie plutôt que la dépendance aux intrants — engrais chimiques, semences non reproductibles et pesticides — achetés à prix d’or à la coopérative. Dans les années 2010, il avait converti sa ferme en agriculture biologique.

La ferme de Jérôme Laronze.

Autant de pratiques dénigrées par les agriculteurs alentour. « Il me disait “tu vois, ils se moquent mais dans quelques années ils feront comme moi”, raconte un proche préférant rester anonyme. Désormais, ils sont trois à avoir des limousines au village, et ont repris certaines techniques de culture. » Jérôme était sans doute jalousé — il avait l’une des plus belles fermes de la commune. « Tout le monde voulait ses hectares, assure Bernard, au restaurant du Midi. Et puis, ils lui en voulaient de ne pas vacciner ses bêtes », ajoute son fils Sébastien. Si Jérôme était loin d’être seul dans la vie — famille et amis sont nombreux —, il détonnait dans le monde agricole local.

Comble de la provocation, il n’adhérait pas au tout-puissant syndicat majoritaire, la FDSEA (Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles). Il lui préférait le petit Poucet alternatif, la Confédération paysanne, où il avait pris sa carte en 2014 et dont il avait été nommé co-porte-parole départemental en février 2016. Fort de son aisance orale, Jérôme exposait souvent ses idées en public, comme lors d’une conférence gesticulée à l’occasion de la fête paysanne annuelle du syndicat d’août 2015. « N’allez pas croire que l’objectif de l’industrie alimentaire est de nourrir les gens. C’est le profit », y dénonçait-il. « Ici, les autres éleveurs riaient de ses conférences, témoigne un proche. Il était atypique, il dérangeait. »

Quand viennent « les gens en armes »

Mais plus le paysan dénonçait le système agricole classique, plus il s’en sentait prisonnier. La ferme ne tournait plus tout à fait rond. L’éleveur délaissait la paperasserie. À quoi bon satisfaire aux exigences d’un système administratif que l’on juge absurde ? En septembre 2014, les agents de l’Agence des services de paiement (ASP) vinrent le contrôler. Ils lui reprochaient de ne pas avoir « notifié » à temps la naissance de 45 bovins. « Les veaux étaient “bouclés” [ils portaient aux oreilles des boucles numérotées], mais ils n’étaient pas déclarés et inscrits dans les registres de l’administration », précise Marie-Pierre, l’une des sœurs de Jérôme.

L’information de ce manque de « traçabilité » fût transmise à la Direction départementale de la protection des populations (DDPP). Au tout début de l’année 2015, elle demanda à l’éleveur, pour prouver la filiation des bêtes, d’effectuer des tests génétiques à ses frais. Jérôme refusa. « Il leur disait que ses veaux avaient déjà des numéros, il suffisait de les reporter sur un registre », explique Marie-Pierre. À partir de ce début d’année 2015, une succession d’actes administratifs a commencé à s’abattre sur le paysan.

Les tracteurs de Jérôme Laronze.

« La DDPP me submergera de menaces, de mises en demeure, d’injonctions, d’intimidations et de contrôles sur ma ferme avec, à chaque fois, toujours plus de gens en armes alors que j’ai toujours étais [sic] courtois et jamais menaçant », relate l’éleveur dans ses Chroniques et états d’âmes ruraux, texte de six pages écrit peu avant sa mort. Dans ce témoignage de sa révolte face au système agricole, Jérôme Laronze dénonce « une réglementation dont la genèse est un roman noir à elle seule (farine animale/vache folle) et qui n’évite pas les lasagnes à la viande de cheval ». Il y souligne les contradictions de l’administration. Alors qu’on lui reprochait des vaches non identifiées au nom de la traçabilité, il rappelle que le supermarché local a, « en juillet 2015, (au plus fort de la crise de l’élevage) fait une promotion sur la viande d’agneau, en arborant au rayon boucherie un ostentatoire panneau de cinq mètres carrés, avec la mention “agneaux de Bourgogne” alors que la viande fraîche était irlandaise et la surgelée néo-zélandaise. » Pour Jérôme, les contrôles pouvaient même être responsables de suicides « très vite étouffés par l’administration et la profession ».

Face au paysan, la réponse de la DDPP ne se fit pas attendre. Dès février 2015, elle lui interdit tout « mouvement » sur l’ensemble du cheptel (et pas seulement les bovins mal identifiés) et lui confisqua les papiers des animaux : l’éleveur ne pouvait plus les vendre. L’administration le menaça ensuite de faire abattre les bêtes non identifiées s’il ne rentrait pas dans le rang. « La sanction était démesurée ! » dénonce la sœur. Les informations récoltées par Reporterre indiquent au moins deux passages des agents à la ferme cette année-là. D’abord, en mars 2015. « L’administration a reproché à Jérôme une opposition à un contrôle, car il n’avait pas mis tout son bétail en contention. Il n’avait été prévenu que 48 heures avant, c’était impossible pour lui tout seul de le faire dans ce délai ! relève encore Marie-Pierre. À l’issue de ce contrôle, ils ont instruit un dossier contre Jérôme. »

Il semble que la DDPP soit revenue en juin 2015. Elle releva alors un taux de mortalité élevé — deux carcasses dans les champs de jeunes bovins considérés comme mal nourris, selon le Journal de Saône-et-Loire. Le quotidien relatait en avril 2016 le procès qui suivit, et qui se tint en l’absence de Jérôme. Le journal évoquait « un éleveur de Trivy » condamné à 5.000 euros d’amende et à trois mois de prison avec sursis. « J’avais découpé l’article, se souvient Lucie, la cousine de Jérôme. Il y avait l’idée qu’à la ferme, ça se passait pas top, mais c’était abstrait. »

Silence de Jérôme, fracas des animaux

À la suite des mesures de l’administration, Jérôme commença à délaisser les vaches en sursis. « Il devait les garder à l’étable, car l’administration pouvait à tout moment venir les chercher pour les abattre. Cette idée lui était insupportable », raconte Marie-Pierre. L’autre partie du cheptel était en bon état mais certains actes obligatoires de surveillance vétérinaire n’étaient pas effectués, ou alors en retard. Le blocage de l’ensemble des bêtes rendait l’entretien du troupeau plus difficile. Il entraîna naturellement une augmentation du cheptel [1] alors qu’il n’y avait plus les rentrées financières permettant de payer les actes vétérinaires ou de compléter les stocks de fourrage, insuffisants en raison de la sécheresse.

Ses collègues de la Confédération paysanne s’inquiétèrent au printemps 2016. La fille de l’un des adhérents, Bernard Taton, vacataire à la DDPP, avait vu le nom de Jérôme en rouge sur le tableau des agriculteurs à contrôler. « On s’était dit que la première chose à faire était d’aller lui demander sa version », se souvient Agnès Vaillant, salariée du syndicat en Saône-et-Loire. Ils y allèrent avec Bernard, mais repartirent sans réponse.

Les vaches de Jérôme, qui élevait des limousines plutôt que des charolaises, car réputées plus rustiques.

Jérôme ne parlait pas de ses problèmes. Et l’administration poursuivait sa logique. Elle revint donc, le 6 juin 2016, « avec encore davantage de gens en armes, qui m’encerclèrent immédiatement », raconte-t-il dans ses chroniques. De nouveau, il n’avait pas eu le temps de rassembler les animaux. Les agents de la DDPP durent, pour les recenser, aller dans les pâtures. « Arrivant dans un pré où paissaient plus de vingt bovins, les agents de la DDPP eurent fantaisie de les serrer à l’angle d’une clôture en barbelé et d’un ruisseau puis, ont débuté la vocifération du matricule des animaux, qui, eux même [sic] paniqués par la meute hurlante, se sont précipités dans le ruisseau avec un fracas extraordinaire. » Cinq bovins moururent des suites de l’incident, déplorait le paysan.

Au même moment, la Confédération paysanne entrait en contact avec la DDPP, qui lui livrait une autre version. « L’agent que j’ai eu au téléphone m’a raconté que, lors du contrôle du 6 juin, Jérôme n’avait parqué aucune bête et qu’il fallait absolument le terminer, sinon ça se passerait mal, se souvient Agnès Vaillant. Mais il ne m’a pas parlé des bêtes mortes. » Voulant aider, les syndicalistes se rapprochèrent des sœurs Laronze.

Un nouveau contrôle eut lieu le 22 juin 2016. Cette fois-ci, Jérôme n’était pas seul. Marie-Pierre, sa sœur avocate, était présente, ainsi que Marc Grozellier, porte-parole avec Jérôme de la Confédération paysanne départementale, et Agnès Vaillant. Cette dernière fut marquée par la vingtaine de bovins retenus à l’étable depuis plusieurs mois : « Il y avait des bêtes maigres qui avaient une tête disproportionnée par rapport au corps. »

Marie-Pierre, elle, fut révoltée par la présence des gendarmes ; elle en dénombra au moins six – les deux gendarmes locaux, assistés d’au moins quatre hommes en noir du PSIG (Peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie). « Ils se tenaient à l’entrée de l’étable, avec leurs fusils mitrailleurs. J’ai dû négocier pour qu’ils quittent les lieux car leur présence créait une grande tension, sur Jérôme et les animaux notamment. » La suite du contrôle se passa sans incident. « On a tout remis à plat, à la fin du contrôle, il ne restait plus que les tests ADN à effectuer », poursuit Agnès.

Coup de grâce

Tout l’été, Marie-Pierre négocia à coups de courriers avec la DDPP : « À la fin, [la Direction départementale de la protection des populations] a levé la restriction de mouvement et nous a envoyé assez rapidement les passeports des bovins. » Jérôme aurait pu repartir du bon pied… Mais il manquait encore les « cartes vertes » des animaux, nécessaires à la vente. Marie-Pierre chercha l’explication, découvrit qu’une facture était en souffrance auprès de l’organisme chargé de délivrer ces papiers. « Le jour même où j’ai voulu la régler, ils m’expliquaient que c’était trop tard et qu’ils envoyaient quand même l’huissier, se souvient la sœur. Je m’arrachais les cheveux, et Jérôme me répétait que l’administration ne tenait pas sa parole. »

Pour l’éleveur, ce fut le coup de grâce. À partir de l’automne 2016, lors des réunions à la Confédération paysanne, Jérôme Laronze fit part d’un sentiment de persécution et proposa de lancer des actions en partant de son cas. Mais ses collègues pensaient qu’il devait surtout se concentrer sur sa ferme, s’occuper de lui, et lui demandèrent de quitter le porte-parolat.

Le grand blond s’assombrit. Il était déçu par son syndicat et s’éloignait de sa famille, confia-t-il à certains. Au même moment, il s’intéressait à l’association Terre & Famille, mêlant histoire médiévale, catholicisme et défense du terroir, qui développait un discours sur les paysans accablés par l’administration. Physiquement aussi, Jérôme changeait : il ne taillait plus sa barbe et se rasait les cheveux.

Son seul bol d’air était le théâtre, où il rencontra Lydie. Ses partenaires de répétition ne voyaient toujours que le paysan espiègle et cultivé. « Quand il arrivait au théâtre il avait la pêche, le sourire, personne ne soupçonnait ses problèmes », assure-t-elle.

Un paysage de Trivy, le village de Jérôme Laronze.

Mais quand il rentrait à la ferme alors qu’il faisait nuit, les ennuis étaient toujours là. Les dernières cartes vertes n’arrivèrent qu’en décembre 2016, bien trop tard. Bernard, le restaurateur, passait parfois : « Les tables étaient couvertes de papiers. » Jérôme n’ouvrait plus ses courriers, ne signalait plus naissances et décès des bovins. Une photo de vache morte dans l’un de ses prés fut envoyée à l’administration. Marie-Noëlle se souvient : « Il m’avait dit : “Je veux qu’ils sentent l’odeur pour qu’ils se disent que quelque chose ne va pas.” »

Pour se défendre, là encore, il fit appel aux mots et confiait, le 2 mai 2017, lors d’une réunion de la Confédération paysanne, qu’il « fai[sait] des écrits ». « Il a dit “ça va péter” », se souvient Agnès Vaillant. Il parlait de ses Chroniques et états d’âmes ruraux.

Le 11 mai 2017, les agents revinrent, encore une fois escortés de force gendarmes. C’était décidé : il fallait lui retirer son cheptel. « Ils étaient munis d’une ordonnance, ce qui signifie que Jérôme n’était pas prévenu », indique Marie-Pierre. L’éleveur les a laissés opérer, puis s’est enfui, craignant probablement une hospitalisation psychiatrique. Il a été poursuivi par la gendarmerie neuf jours durant. En contact avec un journaliste du Journal de Saône-et-Loire pendant cette traque, il lui déclara : « Je ne veux pas me suicider, et je ne me rendrai pas. » « Il m’avait dit : “Ils ne me redonneront jamais mes ‘cartons’ [les documents d’identification des animaux], je ne serai jamais en paix.” » se souvient Marie-Noëlle, qui l’a aussi eu au téléphone pendant cette période. Puis, sur un chemin de terre de la commune de Sailly, à quelques kilomètres de chez lui, trois balles tirées par un gendarme — qui l’ont touché sur le côté et dans le dos — l’ont tué.

« On l’a fait taire parce qu’il avait une grande gueule. »

« Le jour de l’enterrement, pas un seul des agriculteurs qui se moquaient de lui n’est venu », disent des amis de l’éleveur. « On nous a demandé des terrains ce jour-là », témoignent les sœurs. Autant à l’Établissement départemental de l’élevage, qui délivre les fameux « cartons » des bovins, que dans les instances dirigeantes départementales de la profession, dominées par la FDSEA, Jérôme n’avait pas beaucoup de soutiens. Peu de temps après sa mort, la FDSEA de Côte-d’Or, département voisin, dévoilait dans un courriel envoyé aux adhérents des éléments sur sa situation personnelle et allait jusqu’à évoquer des « actes de violence ou de menaces » afin de justifier l’attitude des autorités face à l’éleveur. Des accusations vigoureusement démenties par ses proches. Il s’était aussi fait remarquer à la préfecture, en refusant, alors qu’il était chargé du dossier pour la Confédération paysanne de Saône-et-Loire, de signer la charte des contrôles.

Sébastien, qui tient le restaurant du Midi avec son père, Bernard, n’en démord pas : « Sa mort est plus un problème politique qu’un problème d’éleveur. On l’a fait taire parce qu’il avait une grande gueule. » « On l’a abattu en disant qu’il avait la rage, comme un chien », insiste Lydie. Ses sœurs ont la même interprétation : « Le but de l’administration n’était pas dissimulé, ils voulaient l’amener à arrêter son activité », rappelle Martine. « Ils ont commencé en se focalisant sur les pertes de traçabilité ; mais à quel moment cela va-t-il empoisonner quelqu’un ? » interroge Marie-Noëlle. « Par ailleurs, ça bloquait avec la contrôleuse responsable de son dossier, cela devenait une affaire de personnes. Quand un autre agent venait, les procès-verbaux étaient beaucoup plus mesurés. S’ils n’ont pas changé l’interlocuteur, c’est qu’ils ne voulaient pas que les choses s’arrangent. » Marie-Pierre, elle, raconte un événement troublant, qu’elle a appris après la mort de son frère : « En novembre 2016, une gamine du village qui passait souvent chez Jérôme pour voir son cheval a fugué. Elle l’a alors appelé. Le lendemain, une dizaine de gendarmes perquisitionnaient le domicile de mon frère. On l’accusait de tout. »

Le 20 mai 2017, les coups de feu qui ont tué Jérôme Laronze ont été tirés vers 16 h 30. Sa mort clinique a été déclarée une heure après. Marie-Noëlle, la première à être prévenue dans la famille, a appris le décès aux alentours de 21 heures. Soit quasiment au même moment que le porte-parole national de la Confédération paysanne, Laurent Pinatel, qui l’a appris du ministre de l’Agriculture lui-même. Pourquoi un tel délai et tant de précautions ? « Ils savaient que c’était une bavure », estime le syndicaliste.

La préfecture, sollicitée par Reporterre, ne répond pas en raison de l’instruction judiciaire en cours. Aux yeux de la famille, la justice semble bien lente à rechercher la vérité et les responsabilités.

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Paysan tué par les gendarmes : un combat pour la vérité

L’éleveur Jérôme Laronze a été tué de trois balles par un gendarme en mai 2017. L’enquête se poursuit, et la famille a déposé deux nouvelles plaintes pour non-assistance à personne en danger et altération de la scène de crime. Le champ de l’instruction s’élargit et pourrait impliquer d’autres gendarmes.

Voilà plus d’un an, Reporterre vous a raconté comment Jérôme Laronze, un paysan de 37 ans, a été tué par un gendarme le 20 mai 2017 à Sailly, en Saône-et-Loire. Trois balles l’ont atteint, une de côté et deux de dos, alors qu’il s’échappait au volant de sa voiture. Il était recherché depuis le 11 mai 2017 : ce jour-là, l’administration venait lui retirer ses vaches et il avait pris la fuite. Le gendarme a été mis en examen pour violence avec arme ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Comment en est-on arrivé là ? L’histoire tragique de Jérôme Laronze mêle crise agricole et violence policière. Elle questionne, pour le moins, sur l’attitude de l’État et de son administration face à un monde agricole en crise. Reporterre a longuement enquêté sur cette affaire dont voici le deuxième des trois volets.

Hier, nous vous racontions qui était Jérôme Laronze, et le conflit qui l’opposait à l’administration. Dans ce deuxième article, Reporterre fait le point sur l’avancée de l’instruction judiciaire.

En mai dernier, un an après la mort de Jérôme Laronze, la famille craignait un non-lieu. Depuis la fin de l’été, Marie-Pierre Laronze, l’une des sœurs de Jérôme, qui en tant qu’avocate suit de près la procédure judiciaire, est plus confiante. « Je pense qu’on va vers un procès », espère-t-elle.

« Je ne serai jamais dénué d’inquiétude », tempère cependant l’avocat de la famille, maître Julien Chauviré. « On tire un écheveau, poursuit-il. On est parti du centre de l’affaire, les coups de feu mortels, et on est en train d’étendre l’enquête à un espace temporel plus large. » Il a ainsi obtenu, en octobre, l’élargissement de l’enquête des juges d’instruction aux faits d’altération de scène de crime.

La famille avait en effet déposé une nouvelle plainte, car l’examen du dossier faisait apparaître plusieurs incohérences. Ainsi, six balles ont été tirées par les deux gendarmes qui tentaient d’interpeller le paysan : une par la femme, et cinq par son collègue ; parmi ces balles, trois ont mortellement blessé le paysan. Sauf que, lors des investigations sur la scène de crime, seulement deux « étuis » — c’est-à-dire les douilles qui tombent par terre au moment où la balle part — ont été retrouvés. Quatre manquent à l’appel.

« Plusieurs éléments matériels relevés n’ont pas été exploités. »

« Pour nous il y a eu un prélèvement des étuis, dit Marie-Pierre Laronze. On veut savoir ce que l’on cherche à nous cacher. » Retrouver l’intégralité des étuis aurait permis de situer plus précisément l’emplacement du gendarme, et notamment de savoir si, comme il l’affirme, il se trouvait sur la trajectoire de la voiture de Jérôme Laronze quand il a commencé à tirer. La famille pense que l’agent était au contraire sur le bas côté, et n’était donc pas en état de légitime défense.

La famille Laronze apporte des éléments afin d’étayer sa version. « Plusieurs éléments matériels relevés n’ont pas été exploités par l’IRCGN [Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale], déplore Marie-Pierre Laronze. Nous sommes obligés de faire le travail de la justice. » Tout d’abord, les impacts sur la carrosserie de la voiture et dans le corps de la victime sont venus du côté droit et de derrière. Ensuite, les tirs se sont enchaînés en seulement sept secondes. Le gendarme affirme avoir fait plusieurs déplacements dans ce laps de temps : il aurait été d’abord devant la voiture, puis sur le côté et à l’arrière. « Il n’a pas pu faire autant d’aller-retour en si peu de temps, estime Marie-Pierre Laronze. D’ailleurs, les bris de verre retrouvés ne se trouvent pas là où il indique avoir tiré, et sa déposition a évolué, maintenant il ne se souvient plus. » Enfin, dernière preuve apportée par la sœur de l’éleveur, sur les deux étuis retrouvés, l’un était celui de la gendarme, mais l’autre est plus intéressant : il « a été retrouvé en retrait du chemin », poursuit-elle. « Je pense que le gendarme se trouvait là. »

Pour tenter de trancher, l’avocat avait demandé aux deux juges d’instruction saisies du dossier une nouvelle expertise sur la trajectoire des balles. L’action étant dynamique, « on aurait voulu reconstituer la cinématique des faits, mais le tribunal a jugé que c’était inutile et qu’il ne voyait pas quel expert pourrait le faire, alors que c’est habituel dans les accidents de la circulation », déplore Me Chauviré. Cette demande a donc été rejetée. Le débat sur ce point est reporté à l’éventuel procès. D’ailleurs, l’avocat pense que le débat n’aura pas vraiment lieu sur la question de l’état de légitime défense : « À mon avis, le gendarme n’a jamais été dans ce cas. Après, la loi prévoit des cas où un représentant des forces de l’ordre peut ouvrir le feu hors d’état de légitime défense. Mais si le gendarme était dans cette situation, on peut alors s’étonner de ne pas retrouver les étuis. » Autrement dit, l’avocat suppose que si le gendarme avait ouvert le feu dans un cadre légal, les douilles permettant de connaître son emplacement de tir auraient été retrouvées.

« Jérôme n’est pas mort immédiatement. Il était dans une mare de sang. »

Pour Marie-Pierre Laronze, « on sait que le gendarme ne s’est jamais trouvé face au véhicule. C’est un homicide ». D’autres faits préoccupent la grande sœur, dont elle avait déjà fait part à Reporterre : « Jérôme n’est pas mort immédiatement. Les pompiers sont arrivés 25 minutes après les tirs. Que s’est-il passé pendant ce temps ? Rien. Jérôme était dans une marre de sang. Personne ne l’a extrait de sa voiture ou ne lui a fait de point de compression. À l’arrivée des pompiers, un gendarme a tenté de s’opposer à ce qu’ils l’extraient. » Par ailleurs, la sœur note que les pompiers sont arrivés environ dix minutes après les renforts de gendarmes, pourtant plus éloignés de Sailly. « Cela signifie que la préoccupation était de donner une information pertinente à la hiérarchie plutôt qu’aux pompiers », interprète-t-elle.

La famille a donc également porté plainte pour « omission de porter secours », autrement dit non assistance à personne en danger. Cette deuxième demande n’a pas eu de réponse pour l’instant, mais Me Chauviré est confiant : « On ne manque pas de possibilités. » Le procureur de la République de Mâcon, joint par Reporterre, indique que cette seconde plainte devrait bientôt rejoindre l’instruction.

Cet élargissement de l’instruction à l’altération de la scène de crime va permettre de questionner plus largement l’attitude des forces de l’ordre. Pour l’instant, seul le gendarme auteur des coups de feu est mis en examen. Désormais, la gendarme qui l’accompagnait ainsi que leurs supérieurs rapidement arrivés sur les lieux pourraient également avoir à s’expliquer. L’avocate de la gendarme présente lors de la mort de Jérôme Laronze, jointe par Reporterre, ne semblait pas au courant de cet élargissement de l’instruction et a refusé de s’exprimer. Me Versini, l’avocat du gendarme mis en examen, est par ailleurs resté injoignable, alors qu’il avait auparavant répondu plusieurs fois à Reporterre. En 2017, il avait indiqué que Jérôme Laronze avait « foncé délibérément » sur les deux gendarmes et avait précisé : « Il n’est pas question que mon client serve de lampiste. »

« Il avait une peur panique que ça finisse mal avec les gendarmes. »

De son côté, Me Chauviré souhaite recontextualiser les trois coups de feu fatals : « Le gendarme qui a tiré était un instrument chauffé à blanc dans les jours qui précédaient. Localement, Jérôme Laronze était devenu l’ennemi public numéro un. Pourquoi vouloir l’interpeller absolument plutôt que de lui envoyer une convocation au tribunal ? » Marie-Noëlle Laronze, qui a parlé avec Jérôme au téléphone pendant les neuf jours de course poursuite, se souvient : « Il avait une peur panique que ça finisse mal avec les gendarmes. »

Les sœurs Laronze s’interrogent plus particulièrement sur le rôle de l’un des supérieurs des deux gendarmes. Il était intervenu lors du contrôle du 11 mai 2017 chez Jérôme Laronze, et avait estimé que l’éleveur le menaçait avec son tracteur. À la suite de cela, « le gendarme avait porté plainte contre Jérôme », indique Marie-Pierre. Et le 20 mai, « il est l’un des premiers à être arrivé sur les lieux, avant même les secours ». Pourquoi tant d’empressement ? « Ce gendarme, en tant que victime, aurait dû lever le pied. On ne peut pas se faire justice soi-même », rappelle Me Chauviré.

Marie-Pierre (à gauche) et Marie-Noël Laronze sur les terres familiales reprises par leur frère.

Toujours dans cette idée de démêler la pelote, une autre des demandes de la famille a connu une issue positive : les proches de Jérôme Laronze, dont les coordonnées avaient été communiquées aux juges d’instruction l’hiver dernier, ont enfin été entendus à la fin de l’été 2018. L’espoir de la partie civile est que cela permette de rééquilibrer les témoignages sur la personnalité de l’agriculteur, décrit comme possiblement dangereux par les gendarmes, et au contraire pacifique par ses proches.

En revanche, un fil restera difficile à tirer pour l’instant : celui des relations de Jérôme Laronze avec l’administration. La constitution de partie civile de la Confédération paysanne, syndicat auquel adhérait Jérôme Laronze — il en avait été porte-parole en Saône-et-Loire —, a été refusée. Le syndicat avait pourtant tenté d’assister Jérôme dans ses relations difficiles avec la Direction départementale de la protection des populations (DDPP), et mène au niveau national une campagne sur les contrôles en agriculture. « Que leur voix fasse défaut est préjudiciable, regrette l’avocat. Ils auraient pu aider à comprendre les rapports de Jérôme avec l’administration, leur côté absurde, qui fait que, par exemple, on avait interdit à Jérôme de vendre ses bêtes, donc on le privait de revenus, et donc de la possibilité de payer les soins vétérinaires. »

Le rôle de sa relation très tendue avec, en particulier, l’une des contrôleuses de la DDPP aurait pu être analysé. Dans les six pages de ses Chroniques et états d’âmes ruraux, écrites peu avant sa mort, Jérôme Laronze racontait s’être rendu devant le domicile de cette contrôleuse et avoir pensé se suicider à proximité. À la découverte de cette lettre, « elle a déposé plainte, raconte Me Chauviré. Donc après coup, et pour des faits qui n’existent pas ! » Si procès il y a, les témoignages des membres de la Confédération paysanne ayant accompagné l’éleveur pourront apporter des éléments.

Mais cette étape paraît encore lointaine. Les nouvelles plaintes relancent un cycle d’instruction. « On est reparti pour une durée nécessairement longue », indique Me Chauviré.
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