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Qu’est-ce que le design ? Projet, industrie, société

Le design est apparu en Occident au cours du XXe siècle, sous la forme du design industriel. La notion de design est néanmoins plus ancienne et a reçu au fil du temps différentes significations. Sans prétendre en faire la genèse complète ni réduire le design à un phénomène occidental, je m’arrêterai sur trois grands moments, en lien avec trois notions-clé : projet, industrie, société. Design et projet

Historiquement, le sens premier du terme design est celui de « projet ». Le projet a été inventé à Florence, vers 1420, par l’architecte Brunelleschi pour distinguer le temps de la maquette en atelier (conception) et le temps de la construction sur le chantier (réalisation). C’est ce que la langue italienne distingue par les termes de progettazione (la pensée du projet) et progetto (le projet qui se réalise). Dans la langue française, cette bipolarité entre le penser et le faire se retrouve dans les termes bien connus de dessein (intention, but, visée) et dessin (image, figure, croquis) — même si ceux-ci se rapportent tous deux à la phase de conception (qui mêle à la fois le penser et le faire).

Le concept de design est donc le fruit d’une fusion entre progettazione et progetto, entre dessein et dessin. « Ces deux sens voisins de dessein intériorisé et de dessin extériorisé se retrouvent confondus dans l’italien disegno comme dans l’anglais design », souligne Jean-Pierre Boutinet (1). Autrement dit, le design est originairement le projet, considéré à la fois comme une activité (le design est un acte de projet) et comme une méthodologie (l’acte de projet se divise en plusieurs phases distinctes, p. ex. classiquement, celle de la maquette et celle du chantier). Aujourd’hui, le projet est le nom donné à une unité de travail en design et on peut définir le design comme une discipline du projet (2). Design et industrie

Le premier usage du terme design dans un contexte industriel date de 1849, avec la parution en Angleterre du premier numéro du Journal of Design and Manufactures, en lien avec la Première Exposition universelle de Londres en 1851, dont l’objectif selon Henry Cole est de « marier le grand art et l’habileté mécanique ». Toutefois, à cette époque, l’Angleterre n’est pas encore prête pour le design industriel et, sous l’impulsion de William Morris, lecteur de Marx qui cherche à lutter contre les ravages de l’industrialisation, le mouvement des Arts and Crafts se lance dès les années 1860 dans la revitalisation des arts décoratifs.

Il faut attendre 1907 pour voir émerger le premier projet de design industriel. Il est dû à la collaboration de l’architecte Peter Behrens avec la firme allemande d’équipements électriques AEG, dont il devient directeur artistique. Pour AEG, Behrens conçoit l’image de marque, le logo, le papier à lettres, les produits, les emballages, les nouvelles usines et même les logements des ouvriers. Cette première collaboration entre un artiste (l’architecture est traditionnellement considérée comme un des beaux-arts) et un industriel marque le triomphe des idées de Hermann Muthesius, qui milite pour l’alliance des arts décoratifs avec le standard industriel. Désormais, design et industrie vont de pair.

Peu de temps après, aux États-Unis, les premières agences de design industriel apparaissent. La toute première est celle de Walter D. Teague, établie en 1926, qui inscrit dès 1927 sur son papier à en-tête la formule inédite Industrial Design, qui fera date. L’agence la plus célèbre est celle du français expatrié Raymond Loewy, fondée en 1929 et dont le succès vaudra à Loewy de faire la couverture du magazine Time en 1949. C’est le début de l’âge d’or du design industriel, dont la profession se construit peu à peu à l’échelle mondiale, comme en atteste la fondation en 1957 de l’International Council of Societies of Industrial Design, aujourd’hui appelée World Design Organisation. Associé au marketing et fondé sur la triade forme-fonction-marché, le design industriel accompagne l’essor des Trente Glorieuses et joue un rôle de premier plan dans l’émergence de la société de consommation. « Design industriel » devient peu à peu synonyme de design. Design et société

À partir des années 1990, le modèle du design industriel entre en crise. Dès 1971, dans son ouvrage choc Design pour un monde réel, Victor Papanek avertit les designers sur les dangers d’une profession qu’il considère comme hautement responsable du désastre environnemental. Ses propos résonnent avec ceux — visionnaires — de László Moholy-Nagy, qui critiquait déjà en 1947 l’obsolescence programmée et appelait les designers à accepter leurs « obligations sociales » (3). Mais c’est sans doute Ettore Sottsass qui formule de la manière la plus saisissante la crise morale à laquelle est confronté le design à la fin du XXe siècle. En 1990, dans sa célèbre Lettre aux designers (4), il compare le règne mercatique du design industriel au sein de la société de consommation à l’explosion d’une supernova qui aspire tout en elle. Désormais, plus rien n’échappe à la culture industrielle, « violente, barbare et irrésistible », écrit-il.

Face à cette prise de conscience, à l’orée du nouveau siècle, se développent peu à peu de nouvelles pratiques de design, plus soucieuses de responsabilité sociale, de durabilité et des utilisateurs (nom que l’on donne généralement en design aux êtres humains). C’est ce que Klaus Krippendorff a appelé le « tournant sémantique » du design qui, face aux grandes mutations contemporaines (crise écologique, révolution numérique, etc.), se tourne vers des préoccupations plus sociales, politiques et culturelles.

« Concevoir des artefacts pour faire sens, produire des significations et avoir une portée sociale, c’est-à-dire revenir aux significations perdues de l’origine latine du mot “design”, implique un changement radical pour la pratique du design. Il s’agit d’un tournant vers des considérations de sens – un tournant sémantique. » (5)

Du latin de-signare (« marquer d’un signe »), le mot design en effet ne provient pas tant de l’anglais que du latin. Il est formé à partir du terme signum, qui veut dire signe, c’est-à-dire quelque chose qui fait sens. Depuis une vingtaine d’années, tentant de se dégager de la finalité marchande à laquelle il a été soumis par l’industrie, le design renoue ainsi avec sa finalité humaniste originelle, celle qu’on trouve chez William Morris ou dans la tradition du Bauhaus.

On assiste aujourd’hui à une véritable extension du domaine du design, qui s’étend bien au-delà de l’industrie. Il s’agit à la fois d’un élargissement des pratiques et, corrélativement, d’une dilatation de la notion. Sans faire disparaître le design industriel, de nouvelles formes de design qui ne relèvent pas traditionnellement de lui et sont parfois même tout le contraire, se développent. Parmi elles, on peut citer l’écodesign, le design centré-utilisateur, le design numérique, le design pour les populations vulnérables, le design participatif, le design des politiques publiques, ou encore le Design Thinking. Toutes ces pratiques nouvelles et récentes ont en commun de revendiquer un design centré sur l’humain plutôt que sur le marché, sur les acteurs plutôt que sur les produits – ce qui demande toutefois à être vérifié au cas par cas. Quoi qu’il en soit, comme le dit Victor Margolin, « le but ultime du design est de contribuer à la création d’une société bonne » (6). Le design aujourd’hui doit être social, il repose sur la triade forme-fonction-société. Discussion

Ce carnet ne propose pas la possibilité de laisser un commentaire à la fin des articles. Toutefois, la conversation est bienvenue sur le post LinkedIn de cet article.

Notes

(1) Boutinet, J.-P. (1990). Anthropologie du projet. Paris : Puf.
(2) Vial, S. (2014). De la spécificité du projet en design : une démonstration, Communication et organisation [En ligne], 46 | 2014.
(3) Moholy-Nagy, L. (1947). Vision in motion (5th ed., 1956). Chicago: P. Theobald.
(4) Sottsass, E. (1990), « Lettre aux designers », Domus, avril 1990.
(5) Krippendorff, K. (2006). The Semantic Turn : a New Foundation for Design. Boca Raton : Taylor & Francis.
(6) Margolin, V. (2015), « Social Design: From Utopia to the Good Society », in Design for the Good Society, sous la direction de Max Bruinsma et Ida Van Zijl, NAi010, 2015.

À propos de ce texte

Auteur: Stéphane Vial

Date: Août 2018

Licence: CC BY-NC-SA

Ce texte est une version remaniée d'un article rédigé pour la Fédération Nationale des Agences d’Urbanisme (Paris, France) à paraître dans le magazine Traits d'agence.

Référence

Vial, S. (2018, 8 août). Qu'est-ce que le design ? Projet, industrie, société. [Billet de blogue]. Repéré à http://www.stephane-vial.net/quest-ce-que-le-design

Découverte et initiation

Changer le monde par le design

Bien que la notion remonte à la Renaissance et bien qu’il s’enracine dans plusieurs mouvements créatifs de la fin du XIXe siècle, le design proprement dit est apparu au XXe siècle, d’abord sous la forme du design industriel. Pendant les Trente Glorieuses, ce dernier a connu un véritable âge d’or, celui de la société de consommation de masse, en transformant de manière exceptionnelle la qualité de la production industrielle, grâce à l’adéquation de la forme et de la fonction, principe fondateur de l’« esthétique industrielle » et de la beauté utile (de nos jours, Apple en est le digne héritier). Mais la crise écologique des années 1970 (la pollution se décide à la conception) et la crise morale des années 1980-90 (le design industriel est asservi au marketing) ont conduit les designers à se réinventer. Ainsi sont apparues de nouvelles formes de design, centrées sur les humains plutôt que sur les produits, comme l’écoconception, le design centré utilisateur, le design d’interaction, le design de services ou le design social.

Ce dernier, le design social, est l’une des spécialités de l’Université de Nîmes, notamment via le Master « Design Innovation Société » (dis.unimes.fr) ou le groupe de recherches Projekt (projekt.unimes.fr). Son idée est simple : la finalité du processus de design ne doit pas être prioritairement marchande mais doit être subordonnée à une finalité supérieure, à savoir : le bien commun (design for the greater good). Entrent ainsi dans la catégorie du design social des pratiques telles que le design durable, le design de services, le design des politiques publiques et, plus généralement, toutes les formes de design qui favorisent « l’innovation sociale », dont l’objet est (d’après l’OCDE) le bien-être des individus et des communautés. Cela inclut l’innovation numérique au service des citoyens ou l’innovation culturelle au service des territoires, deux autres spécialités développées à UNÎMES.

Si le design industriel n’est pas mort, la notion de design ne s’y limite plus. Désormais, le design est une discipline capable de s’attaquer à tous les problèmes de société et, ce faisant, de contribuer à « améliorer l’habitabilité du monde dans toutes ses dimensions » (Alain Findeli). C’est pourquoi les entreprises et les institutions qui ne l’ont pas encore fait gagneraient à intégrer des designers dans leur organigramme ou à subventionner des projets de recherche en design, que ce soit à des fins d’innovation sociale, d’innovation économique ou d’innovation technologique. Car, depuis ses origines, le design s’est toujours préoccupé d’humaniser le monde, que ce soit en humanisant l’industrie (esthétique industrielle), en humanisant la croissance (éco-conception), en humanisant les technologies numériques (design centré sur l’utilisateur), en humanisant la relation aux parties prenantes (design participatif), en humanisant l’offre et l’expérience des produits (design thinking), ou en œuvrant pour le bien commun et l’intérêt général (design social).

Vous n’avez encore jamais travaillé avec un designer sur votre offre, vos produits, vos services, vos missions ? Vous n’avez jamais participé à un atelier de conception créative ? Vous n’avez jamais lâché votre tableur préféré pour des post-it ? Vous n’avez jamais essayé le co-working ? Le prototypage de vos projets ? La conception participative ? Mais qu’attendez-vous ? Bruno Latour le dit très bien : « Design est l’un des termes qui ont remplacé le mot « révolution » ».

À propos de ce texte

Auteur: Stéphane Vial

Date: Mars 2015

Licence: CC BY-NC-SA

Ce texte a été publié en mars 2015 sous la forme d'une tribune dans la presse française pour le journal régional Objectif Languedoc-Roussillon.

Référence

Vial, S. (2015, 4 mars). Changer le monde par le design [Billet de blogue]. Repéré à http://www.stephane-vial.net/changer-le-monde-par-le-design

Recherche et exploration

Design et épistémè : de la légitimité culturelle à la légitimité épistémologique

Dans un article au titre évocateur (“Pourquoi la culture du design en France n’a jamais décollé”) repéré par Jocelyne Leboeuf et publié au printemps 2012 dans la revue américaine Design Issues (1) mais qui remonte dans sa version d’origine à juin 2010 (2), Stéphane Laurent fait un constat amer : la France accuse un retard inquiétant dans la diffusion culturelle du design auprès du public. Contrairement à ceux que l’on trouve en Angleterre, en Allemagne, en Scandinavie ou aux États-Unis, les musées français (mais on pourrait aussi ajouter les médias) ne parviennent pas à faire le lien entre le design et le public, c’est-à-dire à diffuser les savoirs et les savoir-faire du design, à communiquer la culture du projet, en un mot à donner accès au design. Le constat est sévère, mais il n’est pas faux.

Le problème, selon moi, n’est pas seulement un problème de communication et de visibilité. C’est un problème d’éducation et d’intelligibilité. Le public est littéralement dépossédé des ressources intellectuelles nécessaires pour identifier et comprendre la nature des productions de la culture design, les déchiffrer et les analyser, et finalement, les assimiler en vue d’enrichir sa pensée et sa vision du monde. Dans ce vaste déficit culturel, les médias jouent bien évidemment un rôle essentiel. Malheureusement, ils sont presque aussi démunis que le public car, pour eux comme pour lui, la médiation culturelle du design n’existe pas (même si une partie de cette médiation relève des médias, ceux-ci ne peuvent pas l’accomplir sans être eux-mêmes destinataires, en amont, d’une médiation idoine). En France, dans l’espace public, le design peine donc à être reconnu comme une Culture, c’est-à-dire à occuper, dans le monde des significations tel qu’il est rendu au public, la place d’un champ culturel à part entière.

À l’inverse, à l’étranger, les institutions culturelles sont animées d’après Stéphane Laurent par « une volonté d’offrir au public une connaissance significative de ces domaines qui soit de même qualité et de même niveau que celle des grandes expositions d’art » (3). Elles y parviennent en s’appuyant sur une « vaste activité de recherche, tant du point de vue scientifique que muséographique » (4). Au Japon, par exemple, comme le souligne Céline Mougenot, maître de conférences à l’Institut de Technologie de Tokyo, il existe « tout un ensemble de canaux qui informent le grand public japonais sur le design », non seulement les expositions dans les musées, mais aussi les festivals, les journées portes ouvertes dans les grandes entreprises ainsi que le nombre important de magazines destinés au grand public qui traitent du design : « ces magazines ne se contentent pas de montrer des produits, ils expliquent la démarche de design et en particulier sa composante recherche (on y voit des mappings sémantiques de produits ou des résultats de tests utilisateurs…) » (5).

Néanmoins, si je rejoins Stéphane Laurent sur le constat, je ne crois pas qu’il suffise de l’énoncer. Il y a aujourd’hui en France tant de designers, de créatifs et d’innovateurs, aussi bien étudiants que professionnels, qui font des projets de design remarquables, que notre rôle ne peut plus être celui de dénoncer cet état de fait avec mauvaise humeur. Le temps est maintenant venu de bâtir. Le temps est venu de donner toute son ampleur à la culture française du design, dont les grands noms sont connus dans le monde entier. Preuve que cette culture n’est pas inexistante. Ce n’est d’ailleurs pas ce que dit Stéphane Laurent. Le problème, c’est que la culture du design n’a pas assez d’existence dans l’espace public des cultures, car elle ne fait pas l’objet d’un travail de médiation culturelle suffisant (en-dehors de quelques initiatives remarquables, comme la Biennale internationale de Design à Saint-Etienne). C’est pourquoi il ne s’agit pas tant de créer la culture du design (qui existe déjà au plan professionnel) que de la fonder (au plan épistémologique) en vue de mieux la diffuser (au plan social et institutionnel). Or, pour fonder une culture, il n’existe qu’un seul chemin : celui de l’épistémologie. Comme l’a bien souligné Ken Friedman, professeur à l’Université de Swinburne (Australie), c’est seulement lorsqu’elle passe d’une “pratique de corporation” (guild practice) à une “pratique fondée sur la recherche” (research-based practice) (6) qu’une culture solide et authentique peut prendre forme dans un champ donné. C’est ce qui s’est passé pour la médecine à la fin du XIXes., lorsque celle-ci est devenue scientifique et que ses établissements d’enseignement ont été réformés, et c’est ce qui « s’est maintenant produit dans le champ du design, avec un développement décisif lors des dix dernières années » (7), à savoir la décennie 2000. Du moins dans un certain nombre de pays dont la France ne fait pas partie et qui sont, à peu de choses près, les mêmes que ceux cités par Stéphane Laurent. Ce qui confirme le lien vital indissociable qui existe, dans un champ donné, entre les activités de recherche et la vie culturelle.

Par conséquent, il n’est pas étonnant qu’un pays comme le nôtre, qui n’a pas encore structuré son champ de recherche en design (malgré des initiatives pionnières qu’il est d’autant plus remarquable de saluer telles que les Ateliers de la Recherche en Design), accuse un tel retard dans la diffusion culturelle du design auprès du public. La nécessité de développer la recherche française en design n’est donc pas simplement un enjeu épistémologique pour théoriciens. C’est un enjeu culturel majeur qui engage la nature même du génie français au plan international et sa capacité à occuper la scène du monde contemporain (au sens large où le culturel nourrit le social, stimule l’économie et oriente le politique).

Nous devons construire une épistémologie du design capable, d’une part, de fonder en raison la pratique du projet en direction des professionnels et, d’autre part, de produire les idées et méthodes nécessaires à une authentique médiation culturelle du design en direction des publics. Seul le patient labeur de la recherche peut nous y conduire. Car seul un savoir du design peut fonder authentiquement une culture du design.

Du métier au savoir

Voilà plus d’un demi-siècle que le design revendique son droit à la légitimité culturelle. Cette revendication s’est d’abord exprimée sous la forme d’un élan corporatiste qui s’est rapidement organisé à l’échelle mondiale. Dans les années 1950, un nouveau métier se fait jour. Les Américains l’appellent industrial design et les Français, sous l’influence de Jacques Viénot, le désignent par « esthétique industrielle » (avec tous les problèmes que pose cette réduction « callocentriste », je reviendrai sur ce terme). Comme le note Jocelyne Leboeuf, la « revendication d’un territoire spécifique du design industriel dans les années 1950 » (8) est ce qui a effectivement conduit à l’émergence d’une nouvelle profession « qui ne relève ni des Beaux-Arts, ni des arts décoratifs, ni de la technique pure » (9), même si, paradoxalement, le choix de l’expression « esthétique industrielle » n’est pas selon moi de nature à soutenir cette orientation. Durant toute la seconde moitié du XXe siècle, cette nouvelle profession a donc pris le nom de « design industriel », terme qui s’est imposé dans le monde entier, comme l’illustre la création en 1957 de l’International Council of Societies of Industrial Design (ICSID), une idée de Jacques Viénot.

Je ne traiterai pas dans cet article du fait que cette première étape de légitimation culturelle du design est achevée, comme en témoigne l’existence d’institutions et d’écoles spécialisées. Je soulignerai simplement que, depuis une dizaine d’années, le design devient quelque chose de plus vaste et de plus ambitieux que ce que l’on a longtemps appelé « design industriel ». Sorti de la soumission aveugle aux logiques purement mercantiles de l’industrie et du marketing (ce qui ne signifie pas qu’il ne s’y soumet plus tout comme cela ne signifie pas que les logiques industrielles soient purement mercantiles), le design s’est invité dans de nombreux domaines extérieurs à la seule création industrielle en s’imposant comme une méthodologie créative singulière, une culture du penser inédite, susceptible d’accélérer l’innovation sociale sous toutes ses formes, par exemple dans la santé, l’humanitaire, l’environnement, les politiques publiques, l’éco-conception, l’espace urbain, les technologies numériques ou encore le management. C’est pourquoi, en 2002, renonçant à l’adjectif “industriel”, l’ICSID a donné une nouvelle définition de la discipline, qui fait désormais autorité dans le monde professionnel, tant auprès des institutions que des entreprises :

« Le design est une activité créatrice dont le but est de présenter les multiples facettes de la qualité des objets, des procédés, des services et des systèmes dans lesquels ils sont intégrés au cours de leur cycle de vie. C’est pourquoi il constitue le principal facteur d’humanisation innovante des technologies et un moteur essentiel dans les échanges économiques et culturels. » (10)

Cette définition constitue le point d’aboutissement de la revendication professionnelle du design née dans les années 1950. Elle est la forme la plus avancée de la connaissance du design que la corporation a été capable de produire (du moins sous la forme d’une définition). Nécessaire et salvatrice, elle n’en constitue pas moins une définition par la corporation (guild-definition) et non une définition par la recherche (research-based definition), étant entendu que les deux doivent se nourrir l’une l’autre, à condition que les deux existent. Or, aujourd’hui, revendiquer que le design est une culture sui generis n’est pas seulement la suite logique du cri poussé par toute une profession depuis une cinquantaine d’années (quels que soient les bouleversements que celle-ci connaît actuellement). C’est une question de théorie du savoir qui interroge tout le « champ épistémologique » de notre époque, c’est-à-dire ce que Foucault appelait l’épistémè, l’espace du discours de la connaissance possible et de ce qui le conditionne (11). Au fond, ce que le design exige de l’époque dans laquelle nous vivons, c’est d’être intégré à son épistémè. Autrement dit, le droit du design à la légitimité culturelle, tel qu’il est porté par la corporation, correspond à une demande d’accès au “champ épistémologique”, tel qu’il est traditionnellement garanti par les chercheurs.

Le problème fondamental de la recherche en design, celui qui fonde tous les autres, est donc épistémologique : faut-il autoriser le design à entrer dans le champ de l’épistémè ? Le design est une culture, mais peut-il également être un savoir ? Et de quelle nature peut être ce savoir, étant donné le rapport fondamental du design à la pratique du projet ? De quel savoir le design est-il capable ? Comment penser les relations entre théorie et pratique en design ? Le design est-il une science humaine ? Toutes ces questions n’ont pas encore trouvé de réponses satisfaisantes tant il reste de travail à accomplir. Quelques fondements solides peuvent néanmoins être trouvés dans les travaux des pionniers anglais, qu’il est indispensable aujourd’hui de rappeler et de faire connaître en France.

Le design comme mode de connaissance=

Bien que « la recherche en design [soit] un champ relativement jeune » (12), l’épistémologie du design n’en est pas un volet tout à fait vierge. Les premiers à s’y être intéressés sont les Anglais de la Design Research Society, première société savante de design, créée en 1966. Ce sont eux qui, dans l’élan incarné par Bruce Archer, ont créé au début des années 1970 le premier département universitaire de Design Research, au Royal College of Art de Londres. Et ce sont encore eux qui, en 1979, ont fondé la première revue de recherche scientifique en design, Design Studies, qui joue un rôle majeur sur la scène internationale. D’ailleurs, c’est dans le tout premier numéro de cette revue, daté de juillet 1979, que Bruce Archer, avant Nigel Cross, a proposé d’envisager pour la première fois le design comme une “discipline académique”, pensée du point de vue de l’éducation (i.e. l’enseignement et la formation) et non plus du point de vue de la corporation :

« Ma conviction actuelle, qui s’est formée durant ces six dernières années, est qu’il existe un mode de pensée et de communication propre aux designers [designerly way of thinking and communicating] qui, quand il s’applique à ses propres problèmes, est à la fois différent du mode de connaissance et de communication des scientifiques et des savants, et aussi puissant que les méthodes d’enquête des scientifiques et des savants. » (13)

L’idée qu’il existe un “mode de connaissance” (way of knowing) propre aux designers est tout à fait remarquable. Elle doit être considérée comme le premier principe de l’épistémologie du design. D’après K. Baynes (14), elle s’enracine dans l’intuition ancienne de Herbert Read (Art et société, 1945) selon laquelle il existe « un mode de connaissance distinct des mathématiques, des sciences ou de la littérature ». On pourrait en réalité faire remonter l’idée de “mode de connaissance” jusqu’à Spinoza. Pour Archer, l’enjeu est surtout de définir une troisième voie éducative (third area in education) aux côtés de la voie scientifique et de la voie littéraire. Car lorsqu’on élimine les raffinements et la complexité, explique-t-il, il demeure seulement trois compétences essentielles au fondement de toute éducation : lire, écrire, compter — ce qu’il appelle “les trois R”, i.e. en anglais, Reading, wRiting, aRithmetic (15). Lire et Écrire correspondent à la compétence essentielle qui fonde le champ des Lettres et Humanités, tandis que Compter correspond à la compétence essentielle qui fonde le champ des Sciences. Cela conduit à la bipartition que l’on connaît des systèmes éducatifs occidentaux, divisés entre la voie littéraire et la voie scientifique.

Or, selon Archer, il existe bel et bien une troisième voie, fondée sur une compétence habituellement négligée et irréductible à celles de lire, écrire ou compter : c’est celle qui se fonde sur la compétence de Modeler (ou donner forme). Dès lors, si le langage essentiel de la Science est la notation mathématique et si celui des Humanités est la langue naturelle, alors « le langage essentiel du Design est la modélisation formelle [modelling] » (16). Autrement dit, il est possible d’exprimer des idées autrement que par des mots (langue) et autrement que par des nombres (calcul) : ce sont « ces idées qui sont exprimées par le moyen du faire et du fabriquer », écrit Archer (17). Quiconque a une pratique ou une expérience du dessin, des arts plastiques, de la fabrication manuelle, du prototypage ou du projet de design reconnaîtra immédiatement la vérité de cette idée. Par conséquent, il est juste de dire que les idées issues de la modélisation possèdent une spécificité épistémique et, à ce titre, constituent une forme authentique et distincte de culture (a distinctive facet of a culture). Cette culture, Archer la distingue des autres en la définissant comme la “culture matérielle” (material culture) en tant qu’elle réunit « les artefacts eux-mêmes mais aussi l’expérience, la sensibilité et les compétences nécessaires à leur production et leur usage » (18). Elle aurait pu s’appeler Arts mais, nous dit-il, le terme a été confisqué par le secteur des Lettres et des Humanités. Elle aurait pu s’appeler Technique mais le terme n’est pas très populaire et souvent dévalorisé. C’est pourquoi Archer propose de la nommer simplement Design, « Design avec un grand D », précise-t- il, pour faire la différence, en langue anglaise, avec le sens courant du mot design (“conception”) :

« Ainsi le Design, dans son sens éducatif le plus général, en tant qu’il est sur un pied d’égalité avec la Science et les Humanités, est défini comme le domaine de compréhension, de compétences et d’expérience humaines par lequel l’homme s’intéresse à l’appréciation et à l’adaptation de son environnement au regard de ses besoins matériels et spirituels. » (19)

Cette définition pionnière de 1979 a fondé dans le monde anglo-saxon le champ du design comme discipline académique, en complément de la définition du design comme pratique de la corporation donnée par l’ICSID. Là où l’ICSID met l’accent sur le produit (objet, procédé, service, système), Archer met l’accent sur l’homme (ses besoins, son environnement) et envisage le design comme un savoir dont la particularité est celle d’une “connaissance pratique” (practical knowledge). Ainsi conçu, le design devient un domaine indépendant de la connaissance faisant cause commune avec les sciences “humaines” et acquiert le statut épistémique d’une discipline autonome et irréductible à celles qui lui pré-existent ou lui co- existent. Le design devient une culture en soi ou sui generis, ce que Nigel Cross, à la suite d’Archer, a très justement considéré comme “la troisième culture” (20).

Conclusion

Aujourd’hui, en France, à l’heure où la structuration du champ de la recherche en design est toujours en chantier, revenir à ces considérations épistémologiques pionnières est indispensable pour montrer que la pratique du projet de design telle qu’elle se vit dans les agences ou s’enseigne dans les écoles est fondée en raison dans l’épistémè contemporaine. C’est la voie dans laquelle nous devons inscrire et développer nos recherches.

Car il est tout à fait surprenant qu’à l’inverse de ce mouvement fondé sur l’épistémologie, le design soit le plus souvent sous la tutelle de l’esthétique. Que ce soit à l’université, dans les écoles ou dans les musées, le design est généralement fondu dans “les Arts” et même parfois pris pour l’un d’entre eux (!). Certes, cela n’est pas seulement français. En Australie et en Nouvelle Zélande, par exemple, « la plupart des cursus de design sont installés dans des facultés d’art et d’architecture » (21). Le fait est mondial. Mais, il faut bien le reconnaître, la France est un pays où règne en maître ce que j’appelle le callocentrisme. Par là, il faut entendre la tendance contemplative de la pensée à privilégier le Beau et le ravissement artistique dans l’étude de la culture matérielle (22). On le décèle par exemple dans ces discours sur le design qui veulent toujours tout ramener à une “poétique”, quand ils ne le confondent pas tout simplement avec un art. C’est ce qui explique que, dans l’hexagone, le design n’a pas d’existence scientifique en propre et qu’il se trouve fondu dans la tradition européenne des “arts appliqués” ou dans l’épistémè française des « sciences de l’art ».

Or, s’il est certain que l’esthétique est une dimension fondamentale du design, elle n’en est qu’une dimension parmi d’autres, qui sont tout aussi fondamentales, comme la dimension anthropologique, la dimension sociale, la dimension mercatique ou la dimension phénoménologique. Aussi, « dans un pays où la richesse des beaux-arts leur prodigue de fait un état de domination culturelle » (23) et où l’on a tendance à croire encore à la légende des arts majeurs, on comprend mieux pourquoi il est si difficile pour le Design d’émerger comme discipline académique, c’est-à-dire de pénétrer le territoire de l’épistémè et, grâce à cela, d’accélérer sa pleine légitimation culturelle. Pourtant, depuis Archer et Cross, cela ne fait aucun doute : le design n’est pas un objet à penser au sein d’une discipline, c’est une discipline. Nous devons bâtir ses fondements épistémologiques, travailler à comprendre ce qu’est l’entendement en design et développer beaucoup plus largement la recherche scientifique en design.

Bibliographie

Archer, B. (1979a). “Whatever became of Design Methodology ?”, Design Studies, Volume 1, Issue 1, July 1979, p. 17-18 (en ligne).

Archer, B. (1979b). “The Three Rs”, Design Studies, Volume 1, Issue 1, July 1979, p. 18-20 (en ligne).

Baynes, K. (1974). “The RCA Study ‘Design in General Education’”, Studies in Design Education Craft & Technology, 1974, Vol. 6, No. 2 (en ligne).

Cross, N. (2001), “Designerly Ways of Knowing : Design Discipline Versus Design Science”, Design Issues, Summer 2001, Vol. 17, No. 3, p. 49 -55 (en ligne).

Cross, N. “Foundations of a Discipline of Design”, Prakseologia, No. 141, p. 33-44.

Findeli, A. (2006). “Le design, discipline scientifique ? Une esquisse programmatique”, Les Ateliers de la Recherche en Design, 13-14 novembre 2006, recueil de textes de la 1ère édition à Nîmes, Université de Nîmes.

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Friedman, K., Barron, D., Ferlazzo, S., Ivanka, T., Melles, G., & Yuille, J. (2008). “Design research journal ranking study: preliminary results”, Swinburne University of Technology, Faculty of Design, Melbourne, Australia.

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Notes

1. Laurent, S. (2012).
2. Laurent, S. (2010).
3. Laurent, S. (2012), p. 72 (traduit par moi).
4. Laurent, S. (2012), p. 72 (traduit par moi)
5. Libres propos de Céline Mougenot dans un commentaire de l’article de Stéphane Laurent sur le site La Revue du Design (en ligne).
6. Friedman, K., Barron, D., Ferlazzo, S., Ivanka, T., Melles, G., & Yuille, J. (2008), p. 8 (traduit par moi).
7. Idem.
8. Leboeuf, J., “De la culture design en France”, 29 août 2012, Blog Design et histoires.
9. Propos de la revue Esthétique industrielle (n°1, 1951) cités par Leboeuf, J., “De la culture design en France”, 29 août 2012, Blog Design et histoires.
10. International Council of Societies of Industrial Design (en ligne).
11. Foucault, M. (1966).
12. Friedman, K., Barron, D., Ferlazzo, S., Ivanka, T., Melles, G., & Yuille, J. (2008), p. 8 (traduit par moi).
13. Archer, B. (1979a), p. 17 (traduit par moi).
14. Baynes, K. (1947), p. 47 (traduit par moi).
15. Archer, B. (1979b), p. 18.
16. Archer, B. (1979b), p. 20 (traduit par moi).

17. Archer, B. (1979b), p. 19 (traduit par moi).

18. Archer, B. (1979b), p. 19 (traduit par moi).
19. Archer, B. (1979b), p. 20 (traduit par moi).
20. Cross, N. (1982), p. 221.
21. Friedman, K., Barron, D., Ferlazzo, S., Ivanka, T., Melles, G., & Yuille, J. (2008), p. 8 (traduit par moi).
22. En grec ancien, beau se dit “kalos” ou “callos”, qui donne par exemple calligraphie.
23. Laurent, S. (2012), p. 74 (traduit par moi).

À propos de ce texte

Auteur: Stéphane Vial

Date: Juin 2013

Licence: CC BY-NC-SA

Cet article été publié le 5 juin 2013 dans le webzine français La Revue du Design.

Référence

Vial, S. (2013, 5 juin). Design et épistémè : de la légitimité culturelle à la légitimité épistémologique [Billet de blogue]. Repéré à http://www.stephane-vial.net/design-et-episteme/


Références et inspirations

Les trois modèles de la recherche en design selon Alain Findeli

Dans une communication présentée au premier Symposium de recherche sur le design tenu à la Hochschule für Gestaltung und Kunst de Bâle sous les auspices du Swiss Design Network les 13-14 mai 2004, Alain Findeli propose une vision claire et salvatrice des différents modèles de recherche en design.

Pour rappel, Alain Findeli est professeur à l’Université de Nîmes (après l’avoir été à l’Université de Montréal), co-fondateur des Ateliers de la Recherche en Design, et membre du comité éditorial de la revue Design Issues chez MIT Press. Actuellement, en France, il est probablement le meilleur connaisseur des enjeux épistémologiques et méthodologiques liés à la question de la recherche en design.

Aussi, les trois modèles présentés dans cette communication, qui ont depuis fait l’objet de plusieurs publications et discussions dans des revues anglo-saxonnes, doivent être portés à la connaissance de tous, afin de favoriser le développement de la recherche en design de langue française. Je vous résume donc le propos.

La recherche pour le design

C’est le modèle qui correspond à ce qui est traditionnellement enseigné dans les écoles de design, au sein de la culture du projet. Il s’agit de considérer le processus de projet comme un processus de recherche par lui-même, qui aboutit à la production d’un dispositif (produit, objet, interface, service, système, espace, etc.). Ce modèle implique de se documenter sur les divers aspects (techniques, économiques, sociologiques…) du projet. Il correspond également à ce qui est pratiqué en entreprise, dans les centres de recherche dits de « R&D ». Ce type de recherche n’a pas pour but de produire des connaissances via des publications scientifiques, l’objet ou le dispositif résultant de la recherche se suffisant à lui-même pour témoigner des résultats de la recherche. En un mot, ce modèle regroupe celui de la « recherche-création » et celui de la « recherche et développement ».

Extrait du texte de Findeli :

« Les acteurs de la « recherche-création » affirment pour leur part que, comme en art, l’objet résultant se suffit à lui-même pour témoigner des résultats de la recherche, et qu’il n’est pas nécessaire d’en exiger davantage de peur, croient-ils, de restreindre la créativité du concepteur. Quoiqu’il en soit, s’il ne fait aucun doute pour ses artisans que la recherche pour le design est bien de la recherche, il n’en va pas de même pour la communauté scientifique. Pourquoi ? Eh bien, parce que la plupart du temps, elle fait appel à des connaissances déjà disponibles et ne débouche pas sur la production de nouvelles connaissances, susceptibles d’enrichir le corpus scientifique. Elle est constamment à refaire, à l’occasion de chaque projet, car il n’y a pas d’accumulation de connaissances, seulement de savoir-faire, d’expérience pratique. Ce n’est donc pas son utilité, son intérêt ni sa nécessité qui sont en cause, mais son caractère non scientifique ; non pas sa pertinence ni même sa rigueur méthodologique, mais sa valeur scientifique proprement dite. »

Il s’agit d’une recherche qui produit une théorie faible, mais une pratique forte.

Bilan : ce type de recherche est pertinent au plan créatif, mais il ne produit pas de résultats au plan scientifique. Il ne peut donc légitimement prétendre à intégrer le domaine de la recherche scientifique ou académique.

La recherche sur le design

Ce modèle correspond à ce qui se fait en matière de recherche en design dans les universités (bien que cela soit encore assez peu développé en France). Il s’agit principalement d’une approche qui consiste à utiliser le point de vue, les outils méthodologiques et les cadres théoriques d’une discipline scientifique donnée pour éclairer des objets ou des phénomènes relevant du design. Par exemple : l’histoire de l’art, l’ergonomie, l’histoire sociale, la philosophie, la sémiotique, l’anthropologie, la psychologie cognitive, la sociologie, les sciences de gestion, le droit, les sciences de l’éducation, etc. Ce qui donne des recherches du type : philosophie du design, sémiotique du design, sociologie du design, droit du design, etc. Le résultat principal de cette manière de faire de la recherche est la publication d’un article de recherche dans une revue scientifique.

Extrait du texte de Findeli :

« Il ne fait guère de doute que ces recherches satisfont aux critères de scientificité couramment utilisés dans ces disciplines respectives, et que leur qualité scientifique n’est pas en cause, en principe du moins. C’est plutôt leur pertinence qui fait problème auprès de la communauté du design, autant celle des praticiens parmi lesquels les résultats de ces recherches ne circulent pas (mais cette difficulté de « percolation » de la recherche n’est pas propre aux professions du design), que celle des chercheurs car les questions qu’elles adressent au design sont avant tout des questions d’historiens, de sociologues, d’anthropologues, plus soucieux de faire avancer les connaissances dans leur discipline que d’éclairer la pratique du design et d’améliorer l’usage de ses produits. »

Il s’agit d’une recherche qui produit une théorie forte, mais une pratique faible.

Bilan : ce type de recherche est conforme aux canons de la recherche scientifique mais présente peu de pertinence pour le design car sa finalité est extérieure au design (il sert à faire avancer d’autres disciplines prenant le design comme objet d’étude).

La recherche par le design : vers la « recherche-projet »

Ce modèle est celui que défend Alain Findeli, sous le nom de « recherche-projet ». Il consiste à imaginer une forme de recherche qui soit à la fois recevable au plan scientifique et féconde pour les praticiens du design et les usagers. Il repose sur une critique des deux précédents modèles.

La recherche pour le design est centrée uniquement sur le dispositif (le produit, le service, le système…) alors que « c’est l’être humain qu’il convient de placer au centre du projet en design » ; en outre, c’est une recherche qui doit constamment être recommencée : il n’y a pas d’accumulation ou de progrès de connaissances.

Quant à la recherche sur le design, elle n’est pas ancrée ou située dans les préoccupations des praticiens et des usagers, c’est-à-dire dans le projet ; en outre, elle tend souvent à privilégier les approches quantitatives au détriment des approches qualitatives qui ont plus de sens en design.

Que faut-il alors entendre par « recherche-projet » ? Extrait du texte de Findeli :

« Il s’agit d’un type de recherche ‘actif’, situé et engagé dans le champ d’un projet de design (d’où sa traduction anglaise : ‘project-grounded research’), le projet étant l’équivalent pour nous du “terrain” des sciences sociales et du “laboratoire” de la recherche expérimentale. On souhaite indiquer ainsi que pour penser juste en design, il faut penser “en action” et non dans une tour d’ivoire. »

La recherche-projet est une recherche qui conjugue à la fois la « recherche-action », la « théorie ancrée » (grounded theory) et la « recherche participative » (co-design). Cette conjugaison est le seul moyen de faire du design une discipline à part entière, ayant une valeur scientifique.

Autre extrait :

« Autrement dit, c’est en disant des choses sur le monde qu’aucune autre discipline scientifique ne saurait dire ou dire aussi bien, donc en accroissant l’intelligibilité – et (donc ?) la beauté – du monde que la recherche en design prouvera sa nécessité. » […] « C’est, en résumé, le monde comme projet humain à construire ou à préserver et le monde comme projet humain à habiter qui constituent l’objet privilégié de la recherche en design ».

Le projet devient alors moins lieu de création d’un objet qu’un processus ou une méthode pour proposer des expériences aux acteurs. La dimension humaine du design est ainsi placée au centre du processus de la recherche-projet, amené à choisir des objets de recherche en accord avec cette préoccupation centrale. Dans cette approche, l’homme est conçu selon Findeli comme un « homme-en-projet ». Cela rappelle l’idée sartrienne selon laquelle « L’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se fait ».

En ce sens, la recherche-projet doit être considérée comme une forme de recherche fondamentale. Il s’agit d’une recherche qui vise à produire à la fois une théorie forte et une pratique forte.

Il y a cependant un certain nombre de difficultés à surmonter pour y parvenir et le chemin est encore long.

Dernier extrait :

« L’inquiétude principale de nos candidats-chercheurs, qui maîtrisent toutes et tous, il faut le rappeler, les outils de la pratique d’une des professions du design (sur un spectre s’étendant des arts à l’ingénierie), est qu’une telle acculturation scientifique les éloigne du design et vienne tarir leur créativité en situation de projet. En réalité, nous avons pu observer que c’est le contraire qui se produisait : l’effort – considérable pour certains – consenti pour acquérir la rigueur épistémologique et la discipline méthodologique indispensables à la production de connaissances valides et ‘publiables’ s’est traduit par un surcroît de force créative et imaginative dès leur premier retour en mode projet, et par la manifestation d’une sensibilité nouvelle que nous qualifions volontiers d’esthétique. On voit donc s’ouvrir ici un vaste champ de recherches possibles qui remettront en cause les modèles théoriques dominants et devenus presque inamovibles des domaines de la créativité et de l’esthétique. C’est en effet vers de toutes nouvelles conceptions de ces deux concepts centraux du design que nous nous dirigeons, conscients de la nécessité de réinventer le design et d’en fonder la pratique sur de nouvelles bases. »

Conclusion

On peut résumer les caractéristiques essentielles de ces trois types de recherche à l’aide du tableau synthétique suivant.

recherche pour recherche sur recherche par

théorie faible forte forte

pratique forte faible forte

À titre personnel, je suis convaincu que la recherche-projet est un modèle d’avenir pour la recherche en design, dont nous devons construire plus en détail la méthodologie et l’épistémologie.

Le travail de philosophie appliquée au design que j’ai développé ces dernières années dans l’encadrement des mémoires de diplôme à l’École Boulle, à Paris, va dans ce sens et me destinait naturellement à rencontrer les travaux d’Alain Findeli.

Note

Le texte intégral de la communication d’Alain Findeli a été publié en allemand dans Michel, R. (dir.), Erstes Designforschungssymposium, Zurich, SwissDesignNetwork, 2005, pp. 40-51. Une traduction française peut être téléchargée ici : 2005.Findeli.Recherche-projet.pdf

Pour aller plus loin

Vial, S. (2015). Qu’est-ce que la recherche en design ? Introduction aux sciences du design. Sciences du Design, 1,(1), 22-36. (texte intégral en ligne en libre accès)

Référence

Vial, S. (2013, 7 février). Les trois modèles de la recherche en design selon Findeli [Billet de blogue]. Repéré à http://www.stephane-vial.net/les-trois-modeles-de-la-recherche-en-design

Références et inspirations

Habiter la terre, la maison, l’appartement : une lecture de Heidegger et Bachelard

Il est assez rare de trouver chez les philosophes des considérations sur « l’habitat » ou « l’habiter », tant ce sujet de préoccupation pratique est peu conforme à leur pulsion spéculative. Le 5 août 1951, pourtant, dans le cadre d’un colloque sur « L’Homme et l’Espace », Martin Heidegger prononce une conférence intitulée « Bâtir, habiter, penser ». Quelques mois plus tard, le 6 octobre de la même année, il en prononce une autre qui lui fait directement écho et dont le titre, tiré d’un poème de Hölderlin, laisse songeur : « … L’homme habite en poète… » (1). Qu’est-ce qu’un philosophe comme Heidegger, dont l’oeuvre est consacrée à la question du sens de l’être et du dépassement de la métaphysique, peut bien nous apprendre sur l’habitat, l’habitation, l’habiter ? C’est précisément ce que l’on va chercher à comprendre, grâce à une lecture croisée de ces deux textes au cours de laquelle nous suivrons pas à pas les mots de Heidegger.

Le propos de Heidegger n’est pas de « découvrir des idées de constructions, encore moins de prescrire des règles à la construction » (p. 170). Ne nous attendons donc pas à prélever dans ces textes des directives architecturales. En effet, il s’agit de réfléchir au « bâtir » non pas « du point de vue de l’architecture et de la technique » mais du point de vue de « tout ce qui est », c’est-à-dire du point de vue ontologique, ce qui devrait être singulièrement édifiant, si je puis dire, pour de futurs architectes et concepteurs d’espaces. La question posée est donc la suivante :

« Qu’est-ce que l’habitation ? » (p. 170).

Mais il ne faut pas entendre par là la forme architecturale habitée, le local habité, bref le logement. « Habitation » signifie ici action et façon d’habiter, ou condition habitante. Ce qui revient à demander : « Qu’est-ce qu’habiter ? »

Habiter et loger

La première idée importante à relever, c’est que l’habitation n’a rien à voir avec le logement. Entendez : le fait d’habiter n’a rien à voir avec le fait d’être logé. Occuper un logis, ce n’est pas habiter :

« Les bâtiments donnent une demeure à l’homme. Il les habite et pourtant il n’y habite pas, si habiter veut dire seulement que nous occupons un logis. À vrai dire, dans la crise présente du logement, il est déjà rassurant et réjouissant d’en occuper un ; des bâtiments à usage d’habitation fournissent sans doute des logements, aujourd’hui les demeures peuvent même être bien comprises, faciliter la vie pratique, être d’un prix accessible, ouvertes à l’air, à la lumière et au soleil : mais ont-elles en elles-mêmes de quoi nous garantir qu’une habitation a lieu ? » (p. 171).

Habiter ne veut pas dire « avoir un logement » (p. 226). Un logement, à proprement parler, ce n’est rien d’autre qu’un local, c’est-à-dire une boîte dans laquelle on peut insérer des objets et des corps. Ainsi, en langue française, on peut dire « loger une balle dans la tête » pour signifier précisément l’acte de faire entrer ou pénétrer à l’intérieur. Par où l’on voit que le terme « loger » signifie uniquement contenir. En ce sens, il n’est pas faux de dire qu’un appartement est un logement puisque c’est une boîte, aussi décomposée soit-elle, capable de contenir un ou plusieurs corps humains. Mais, de ce point de vue, un cercueil est lui aussi un logement.

Habiter et être

Cependant, pour Heidegger, si on ne peut se satisfaire de cette « représentation courante de l’habitation » comme « possession d’un logement » (p. 226), c’est parce qu’elle présuppose que le fait d’habiter, l’habitation, est un comportement de l’homme parmi d’autres comportements :

« D’ordinaire, quand il est question d’habiter, nous nous représentons un comportement que l’homme adopte à côté de beaucoup d’autres. Nous travaillons ici et nous habitons là. Nous n’habitons pas seulement, ce serait presque de l’oisiveté, nous sommes engagés dans une profession, nous faisons des affaires, nous voyageons et, une fois en route, nous habitons tantôt ici, tantôt là. » (p. 173). « Nous travaillons à la ville, mais habitons en banlieue. Nous sommes en voyage et habitons tantôt ici, tantôt là. » (p. 226).

Or, l’habitation ce n’est pas un comportement qu’on peut prélever au sein d’une série de comportements possibles qui seraient égaux entre eux. Sur ce point, délibérément ou non 2, Heidegger est en rupture radicale avec les théories fonctionnalistes du mouvement moderne, et en particulier avec la théorie des quatre fonctions urbaines proposée par Le Corbusier quelques années plus tôt, en 1943, dans La Charte d’Athènes :

« Les clefs de l’urbanisme sont dans les quatre fonctions : habiter, travailler, se recréer (dans les heures libres), circuler. »

Pour Heidegger, un tel principe est une négation pure et simple de l’essence même de « l’habitation ». L’habitation n’est pas un comportement que l’on cumule avec d’autres comportements qui seraient sur le même plan ou à l’intérieur d’une même série, fût-ce celle de la « ville fonctionnelle » corbuséenne. L’habitation, ce n’est pas un comportement parmi d’autres mais c’est ce qui préside à tout comportement possible, c’est le socle fondateur de tous les comportements. Parce qu’habiter, ce n’est pas une fonction, c’est une condition. C’est même « le trait fondamental de la condition humaine » (p. 226). En quel sens ? Au sens où l’habitation, l’habiter, ce n’est rien d’autre que la manière d’être au monde de l’homme. Habiter, c’est être homme. L’homme est, dans son être même, un habitant.

« La façon dont tu es et dont je suis, la manière dont nous autres hommes sommes sur terre est le buan, l’habitation. Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter. […] L’homme est pour autant qu’il habite. » (p. 173). « Habiter est la manière dont les mortels sont sur terre » (p. 175). :« Habiter désigne déjà le séjour de l’homme sur la terre, sur “cette” terre, à laquelle tout mortel se sait confié et livré » (p. 230).

Mais c’est seulement là le premier aspect. En effet, pour Heidegger, habiter, ce n’est pas uniquement être sur la terre ou séjourner sur la terre ; c’est plus encore ménager le faire d’être sur la terre, ou ménager le séjour terrestre, c’est-à-dire l’épargner et en prendre soin. « Le trait fondamental de l’habitation est [le] ménagement » (p. 176). « Il a lieu quand nous laissons dès le début quelque chose dans son être, quand nous ramenons quelque chose à son être et l’y mettons en sûreté, quand nous l’entourons d’une protection » (p. 175). Ainsi : « Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui nous est parent, c’est-à-dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être » (p. 176).

En ce sens, l’habitation, c’est le « séjour sur terre des mortels » (p. 176) en tant que séjour qui ménage l’homme dans son être, qui met l’être de l’homme en sûreté, en lui permettant de rester inscrit (« enclos ») sur la terre dont il est l’enfant (« ce qui nous est parent »). Il y a peut-être, dans ce propos de Heidegger, une position pré-écologique consistant à soutenir que l’habitation, c’est le fait d’être sur la terre en protégeant le fait d’être sur la terre.

« L’homme habite la terre et, en habitant, laisse la terre être comme terre » (p. 242)

Un peu plus loin, il précise ce qu’il entend par là. Exister ou habiter la terre veut dire tout à la fois, dans une même unité et simplicité originelles, quatre choses : être sur la terre, vivre sous le ciel, demeurer devant les divins et appartenir à la communauté des hommes. C’est ce qu’il appelle « Les Quatre » ou le « Quadriparti ». Dès lors, habiter c’est être dans le Quadriparti (être sur terre, être sous le ciel, demeurer devant les divins, appartenir à la communauté des hommes) et l’habitation c’est le ménagement du Quadriparti, c’est-à-dire le fait de ménager les quatre éléments du Quadriparti, à savoir :

  • sauver la terre : non pas seulement l’arracher à un danger, mais la libérer, la laisser revenir à son être propre, et non en tirer profit pour l’épuiser ; « Sauver la terre est plus qu’en tirer profit, à plus forte raison que l’épuiser. Qui sauve la terre ne s’en rend pas maître, il ne fait pas d’elle sa sujette »
  • accueillir le ciel : laisser les rythmes célestes et naturels accomplir leur oeuvre et ne pas les modifier ; « Au soleil et à la lune ils laissent leurs cours, aux astres leur route, aux saisons de l’année leurs bénédictions et leurs rigueurs, ils ne font pas de la nuit le jour ni du jour une course sans répit »
  • attendre les divins : espérer qu’un divin donne un sens à l’existence et en même temps constater l’absence de sens donné ; être homme, c’est prendre parti sur la question du rapport au divin, soit en méconnaissant le divin soit en l’appelant. « Ils attendent les signes de leur arrivée et ne méconnaissent pas les marques de leur manque »
  • aller vers la mort : non pas faire de la mort un but ni même assombrir l’existence par l’effet d’un regard aveuglément fixé sur la fin, mais simplement accomplir son destin d’être mortel en appartenant à la communauté des hommes : « Les mortels habitent alors qu’ils conduisent leur être propre – pouvoir la mort comme mort »

Ainsi, l’habitation, c’est le fait de se maintenir dans l’unité originelle des quatre composantes de l’existence :

« Dans la libération de la terre, dans l’accueil du ciel, dans l’attente des divins, dans la conduite des mortels, l’habitation se révèle comme ménagement quadruple du Quadriparti »

Habiter, c’est ménager le Quadriparti. Habiter, c’est être mortel entre le ciel et la terre, et ménager le fait d’être mortel entre le ciel et la terre. Cela va donc bien au-delà de la simple question du logement et de la seule construction de bâtiments. Habiter, c’est fondamentalement beaucoup plus large et essentiel que simplement loger. L’archéologie et l’anthropologie donnent d’ailleurs en grande partie raison à Heidegger : les hommes ont habité la terre bien avant qu’ils ne construisent des maisons ou des « habitats ». Ainsi les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique, pendant des milliers d’année, habitaient la terre mais n’avaient pas de maison ou logement. Leur habitat privilégié, mais non exclusif, était les grottes. Celles-ci ont commencé à être délaissées au profit d’installations en plein air seulement avec le Néolithique, il y a 10 000 ans. C’étaient d’abord des maisons rondes, creusées dans le sol, avant de devenir des constructions avec de vrais murs en pierre, bâties sur le sol, et bientôt rectangulaires. Le logement n’est donc qu’une forme contingente et historiquement tardive de l’habitation comme mode d’existence fondamental de l’homme sur la terre. Habiter et bâtir

La question est maintenant de savoir comment les hommes font pour ménager leur séjour sur terre. « Comment les mortels accomplissent-ils l’habitation au sens d’un tel ménagement ? » (p. 179), demande Heidegger. Réponse : en intervenant sur les choses car « habiter, c’est toujours séjourner déjà parmi les choses » (p. 179). C’est-à-dire : en bâtissant.

« De cette manière, que les mortels protègent et soignent les choses qui croissent et qu’ils édifient spécialement celles qui ne croissent pas. Soigner et construire, tel est le “bâtir” (bauen) au sens étroit. L’habitation, pour autant qu’elle préserve le Quadriparti en le faisant entrer dans les choses, est un bauen au sens d’une telle préservation ». (p. 179)

Nous voilà au terme du propos heideggerien : habiter, c’est bâtir ; et bâtir, c’est à la fois préserver les choses naturelles et construire des choses non-naturelles, par quoi le séjour sur terre peut être ménagé et le Quadriparti préservé. Par où il apparaît au passage que le bâtir fait partie de l’habitation ou que l’habitation précède le bâtir. C’est pourquoi il faut cesser de penser « habiter et bâtir comme deux activités séparées » : [DIAPO] « Bâtir est déjà, de lui-même, habiter » (p. 171) « Nous n’habitons pas parce que nous avons “bâti”, mais nous bâtissons et avons bâti pour autant que nous habitons » (p. 175). Bâtir, c’est déjà habiter, dans la mesure où c’est préserver l’habitation qui est déjà là.

Dès lors, bâtir c’est « édifier des choses » (p. 180). Mais qu’est-ce qu’une chose construite ? L’exemple du pont. Le pont réalise les 4 exigences du Quadriparti :

  • « Le pont rassemble autour du fleuve la terre comme région » (p. 180)
  • « Là même où le pont couvre le fleuve, il tient son courant tourné vers le ciel, en ce qu’il le reçoit pour quelques instants sous son porche, puis l’en délivre à nouveau »
  • « Le pont laisse au fleuve son cours et en même temps il accorde aux mortels un chemin, afin qu’à pied ou en voiture, ils aillent de pays en pays » (que ce soit le pont qui relie le quartier du château à la place de la cathédrale, le pont sur le fleuve devant le chef-lieu, le vieux pont de pierre au-dessus du petit cours d’eau…)
  • « il est l’élan qui donne un passage vers la présence des divins : que cette présence soit spécialement prise en considération et visiblement remerciée comme dans la figure du saint protecteur du pont, ou qu’elle demeure méconnaissable, ou qu’elle soit même repoussée et écartée »
« Le pont, à sa manière, rassemble auprès de lui la terre et le ciel, les divins et les mortels » (p. 181)

Le pont fait donc partie de ces choses construites, de ces choses édifiées, qui accomplissent le ménagement du Quadriparti, qui permettent de ménager le séjour sur terre, en tant que séjour des mortels entre le ciel et la terre. En tant que tel, le pont n’est pas un simple pont. Il est une chose, mais une chose d’une espèce particulière : une chose qui a la capacité d’offrir au Quadriparti une place, c’est-à-dire de lui assigner un emplacement et par conséquent de le mettre en « espace ». Cela est possible parce que le pont fait advenir un lieu : « Le lieu n’existe pas avant le pont » (p. 182). Beaucoup d’endroits, le long du fleuve, peuvent être occupés par une chose ou une autre. Si l’un de ces endroits peut devenir un lieu, c’est grâce au pont qui introduit le Quadriparti, c’est-à-dire qui installe un séjour pour les mortels entre le ciel et la terre : « Ainsi ce n’est pas le pont qui d’abord prend place en un lieu pour s’y tenir, mais c’est seulement à partir du pont lui-même que naît un lieu » (p. 183). Un lieu est donc une chose qui permet de donner un emplacement au Quadriparti. Un lieu est une chose qui « met en place un espace, dans lequel sont admis la terre et le ciel, les divins et les mortels » (p. 184). Bref, un lieu est un emplacement qui offre un espace pour exister en tant qu’homme.

« Il s’ensuit que les espaces reçoivent leur être des lieux et non de « l’ » espace » (p. 183)

Ce sont les lieux qui font les espaces, définis précisément comme des emplacements qui ménagent le Quadriparti, qui ménagent le séjour des mortels entre le ciel et la terre. Ce sont les lieux qui aménagent des « espaces ». Un lieu est un emplacement qui ménage un espace.

« Les choses qui en tant que lieux « ménagent » une place, nous les appelons maintenant par anticipation des bâtiments » (p. 184)

Mais qu’est-ce exactement qu’un bâtiment ainsi entendu ? Pour cela, il faut tenter de comprendre « la relation qui unit l’homme et l’espace » (p. 186).

L’espace installé par le pont renferme une variété de places ou emplacements plus ou moins proches les uns des autres. Entre eux, subsiste une distance, un intervalle, qu’on appelle « l’espace » de manière générale, au sens de spatium. Et à l’intérieur de cet espace comme intervalle, se trouve l’espace comme extension calculable en trois dimensions, au sens de extensio (étendue). On peut donc mesurer au sein des espaces des quantités d’espace, des distances, des trajets, des directions… Mais ces mesures n’ont rien à voir avec « le fondement de l’être des espaces ». Autrement dit l’espace abstrait et générique de la physique, comme espace calculable et mesurable, n’a rien à voir avec « les espaces que nous parcourons journellement » et qui sont « ménagés par des lieux ». Il faut donc distinguer « entre le lieu et les espaces » mais aussi entre « les espaces et l’espace ».

« L’espace n’est pas pour l’homme un vis-à-vis. Il n’est ni un objet extérieur ni une expérience intérieure. Il n’y a pas les hommes, et en plus de l’espace ; car si je dis “un homme” et que par ce mot je pense un être qui ait manière humaine, c’est-à-dire qui habite, alors, en disant “un homme”, je désigne déjà le séjour dans le Quadriparti auprès des choses. » (p. 186)

Ce qui signifie que l’homme est, par essence, un être spatial, un être d’espace, dans la mesure où sa condition ontologique même est une condition habitante. C’est pourquoi cela n’a aucun sens de parler de l’homme et de l’espace comme de deux choses séparées. L’homme est un être spatialisé, il est par essence un-être-dans-l’espace au sens où c’est un être-qui-séjourne. L’homme est en tant qu’il se tient dans l’espace.

« Les mortels sont, cela veut dire : habitant, ils se tiennent d’un bout à l’autre des espaces, du fait qu’ils séjournent parmi les choses et les lieux » (p. 187). « La relation de l’homme et de l’espace n’est rien d’autre que l’habitation pensée dans son être » (p. 188)

Maintenant peut donc s’éclairer « l’être des choses qui sont des lieux et que nous appelons des bâtiments » (p. 188), comme le pont. « Le lieu donne une place au Quadriparti en un double sens. Il l’admet et il l’installe. […] En tant qu’il est la double mise en place, le lieu est une garde du Quadriparti ou, comme le dit le même mot, une demeure pour lui. » Un lieu est ce qui veille sur le Quadriparti, c’est-à-dire ce qui veille sur le séjour des hommes sur terre et le préserve. « Les choses qui sont du genre de pareils lieux donnent une demeure au séjour des hommes. Les choses de cette sorte sont des demeures, mais non pas nécessairement des logements au sens étroit. Pro-duire de telles choses, c’est bâtir. » (p. 189)

Par conséquent, construire, c’est créer des lieux qui veillent sur le séjour des hommes sur terre et le préservent, c’est-à-dire « des lieux qui mettent en place des espaces » (p. 189). Un espace est un lieu qui veille sur le séjour des hommes sur terre et le préserve. « Ainsi, puisque bâtir est édifier des lieux, c’est également fonder et assembler des espaces »(p. 189). Dès lors, « le bâtir, puisqu’il produit des choses comme lieux, est plus proche de l’être des espaces et de l’origine de “l”’espace que toute la géométrie et toutes les mathématiques » (p. 189)

Ainsi, bâtir ne peut seulement être « construire des bâtiments et les munir d’installations » (p. 242) : ça, c’est seulement créer des logements. Bâtir, c’est édifier des lieux, c’est-à-dire des espaces qui ménagent le séjour des hommes sur terre. Toute construction qui ne ménage pas le séjour des hommes sur terre, qui ne veille pas sur lui et ne le préserve pas, n’est pas un bâtiment et est contraire à l’être-même de l’homme. Et c’est pourquoi, disions-nous plus haut, on ne peut penser le bâtir et l’habiter comme deux choses séparées. Le bâtir fait partie de l’habiter et reçoit de lui son être. C’est l’habitation, en tant que séjour sur terre des mortels, qui donne au bâtir son sens.

« Bâtir est, dans son être, faire habiter » (p. 191)

Heidegger voit même dans le bâtir ainsi entendu un acte poétique :

« C’est la poésie qui, en tout premier lieu, amène l’habitation de l’homme à son être. La poésie est le “faire habiter” originel » (p. 242). « Le vrai habiter a lieu là où sont des poètes » (p. 243)

Habiter aujourd’hui

Le problème est qu’à notre époque « on n’appréhende plus l’habitation comme étant l’être de l’homme : encore moins l’habitation est-elle jamais pensée comme le trait fondamental de la condition humaine. » (p. 174).

« Qu’en est-il de l’habitation à notre époque qui donne à réfléchir ? Partout on parle, et avec raison, de la crise du logement. On n’en parle pas seulement, on met la main à la tâche. On tente de remédier à la crise en créant de nouveaux logements, en encourageant la construction d’habitations, en organisant l’ensemble de la construction. Si dur et si pénible que soit le manque d’habitations, si sérieux qu’il soit comme entrave et comme menace, la véritable crise de l’habitation ne consiste pas dans le manque de logements. La vraie crise de l’habitation, d’ailleurs, remonte dans le passé plus haut que les guerres mondiales et que les destructions, plus haut que l’accroissement de la population terrestre et que la situation de l’ouvrier d’industrie. La véritable crise de l’habitation réside en ceci que les mortels en sont toujours à chercher l’être de l’habitation et qu’il leur faut d’abord apprendre à habiter. » (p. 193)

Habiter la maison

Les hommes habitent la terre depuis plusieurs dizaines de milliers d’années, mais ils ne construisent des maisons que depuis dix mille ans. En dix mille ans, la maison est devenu l’archétype de l’habitat humain. D’abord, parce qu’elle a longtemps été la seule forme construite capable d’abriter les hommes ; ensuite, parce qu’elle est inscrite dans notre imaginaire de manière extrêmement prégnante plus que toute autre forme construite. Si nous quittons les terres de l’ontologie pour rejoindre celles de la psychologie, et ainsi nous rapprocher des usages plus contemporains de l’habitation, nous découvrons que nous sommes tous façonnés psychiquement par un modèle de maison. Comme le montre le pédopsychiatre Jean-Louis Le Run, dans son article « L’enfant et l’espace de la maison » (2), auquel je me référerai plusieurs fois, on la voit en général comme « la maison bourgeoise avec sa cave, son grenier, son toit pentu et son jardin plein de charme, ses volets comme des paupières, maison idéale, maison rêvée, mais finalement assez éloignée de l’expérience la plus courante ».

En effet, la maison a beaucoup évolué : « De la grotte qui abritait nos ancêtres préhistoriques ou de la simple hutte à la maison d’aujourd’hui, c’est toute une culture de l’habitat qui s’est élaborée avec ses nécessités, ses modes et ses canons, en lien avec l’évolution de la société et de la famille nucléaire. Du Moyen Âge au XVII siècle, la maison est, le plus souvent, aussi le lieu du travail : ferme, boutique, atelier, château, etc., et, à ce titre, elle est largement fréquentée et abrite souvent la maisonnée (maîtres, apprentis, domestiques, plusieurs générations familiales), bien plus large que la famille nucléaire contemporaine ». (Jean-Louis Le Run). Sans distinction entre le public et le privé, la promiscuité est très importante et l’on ne connaît pas la solitude.

Vient ensuite « l’organisation de la maison qui prévaut, aujourd’hui, en occident et qui distingue, de plus en plus, les espaces d’intimité et d’hygiène (chambres, salle de bain, toilettes), les espaces de sociabilité et de réception (salon, salle à manger, cuisine), les espaces de relégation et d’entrepôt (cave, grenier, placards) et les espaces de circulation et de communication (couloirs, escaliers, portes). Le seuil, l’entrée sont le cadre de cette fonction fondamentale qui consiste à laisser entrer et sortir de chez soi. Ils donnent lieu à toutes sortes d’usages, de rituels et de codes selon qu’il s’agit d’une visite de familiers, d’amis, de relations, de visiteurs fonctionnels ou d’importuns. » (Jean-Louis Le Run)

« Ce schéma, déjà classique, évolue avec la société et l’exacerbation de l’individualisme et du célibat, et, combiné à l’étroitesse des logements en ville, amène un retour au décloisonnement sous la forme d’open spaces, de cuisines américaines, de lofts, de cloisons modulables et la recherche d’une évolutivité de l’espace. L’arrivée de l’ordinateur dans une majorité de foyers impose de lui trouver une place, imprévue dans les canons habituels. » (Jean-Louis Le Run)

Même si tout le monde n’a pas grandi ni même connu l’espace d’une maison, la maison est à considérer en fait comme le symbole de l’habitat dans l’imaginaire occidental. Comme le montre l’architecte M.-C. Duriez dans des entretiens menés à la fin des années 1980 avec des enfants sur l’architecture (3) : « faire parler de la maison, c’est aussi faire parler de l’appartement ». En effet, « la description du plan de la maison par les enfants, dans un premier temps, correspond à la transposition du plan de l’appartement dans un volume différent ». Par conséquent, c’est toujours sur le modèle archétypal de la maison que nous reportons nos manières de penser et de rêver l’habitat. Dès lors, il faut se demander : qu’est-ce qu’une maison du point de vue psychique ?

La maison onirique

Selon Jean-Louis Le Run, la maison est l’espace qui a le plus d’influence sur la construction de nos repères spatiaux et affectifs. « La maison est un abri, elle est ce corps enveloppant et protecteur qui vient redoubler, de l’extérieur, l’enveloppe maternelle »,. Du point de vue psychique, en effet, le corps de la mère est le premier abri. Celui qui, avant tout autre, préserve des agressions extérieures. L’espace de la maison est donc au départ pour l’enfant l’extension du corps maternel et, à ce tire, devient l’espace de l’intimité familiale, plus ou moins variable selon les époques et les cultures. C’est pourquoi je prendrai désormais le terme de « maison » au sens du « chez soi », du home anglais, qu’il s’agisse, sur le plan architectural, d’une maison proprement dite ou d’un appartement.

Dès lors, si l’on se réfère maintenant à Bachelard, dans La poétique de l’espace, on observe que nous sommes tous habités par notre « maison natale », par notre « home » originel :

« La maison natale est plus qu’un corps de logis, elle est un corps de songes. »

C’est-à-dire que nous sommes remplis des souvenirs de notre première maison et des premières expériences que nous y avons fait du monde :

Jean-Louis Le Run :

« C’est un terrain d’expériences sensorielles avec des murs, des portes qui s’ouvrent et se ferment, des fenêtres, des cloisons, un plafond, un sol en bois, en pierre ou en moquette, des meubles durs ou mœlleux, profonds ou non, des odeurs et des bruits, des coins chauds ou froids. La maison est peuplée de bruits : tic tac de la pendule, ronron du réfrigérateur, grincements du parquet, claquements de porte, bruit de fond de la télé… et d’odeurs : des plats qui se préparent à la cuisine, du gâteau qui brûle, de l’encaustique autrefois et des parfums chimiques aujourd’hui, du chien les jours de pluie, des fleurs qui pourrissent dans le vase. »

De même :

« Elle est le premier terrain de jeu : les obstacles, les escaliers, les objets et les meubles sont autant de matériel d’exercices ludiques où s’entraîne la motricité de l’enfant et se construit son schéma corporel. Sauter sur les lits, grimper sur les chaises, dévaler les escaliers, se suspendre à la rampe, grimper sur le rebord des fenêtres, se cacher sous la table ou derrière un fauteuil, dans un placard, faire tomber une armoire, autant d’expériences qu’autorise la maison et que défendent les parents ! » (Jean-Louis Le Run)

Pour Bachelard, c’est surtout un lieu de rêverie :

« La maison natale est plus qu’un corps de logis, elle est un corps de songes. Chacun de ses réduits fut un gîte de rêverie. Et le gîte a souvent particularisé la rêverie. Nous y avons pris des habitudes de rêverie particulière. La maison, la chambre, le grenier où l’on a été seul, donnent les cadres d’une rêverie interminable, d’une rêverie que la poésie pourrait seule, par une oeuvre, achever, accomplir. Si l’on donne à toutes ces retraites leur fonction qui fut d’abriter des songes, on peut dire, comme je l’indiquais dans un livre antérieur [La terre et les rêveries du repos, p. 98.], qu’il existe pour chacun de nous une maison onirique, une maison du souvenir-songe, perdue dans l’ombre d’un au-delà du passé vrai. »

Ainsi, dans la maison natale, nous avons appris à rêver à et à habiter d’une certaine manière. Et cette manière d’habiter, à travers nos rêveries, ne nous quitte jamais. C’est pourquoi il y a en nous une sorte de maison onirique, un fantasme de maison, qui nous accompagne et que nous transportons dans nos autres habitats, au fil des âges de la vie : Michel de Certeau note la même chose dans L’invention du quotidien :

« Nos habitats successifs ne disparaissent jamais totalement, nous les quittons sans les quitter, car ils habitent à leur tour, invisibles et présents, dans nos mémoires et nos rêves » (vol. 2, p. 210).

Mais Bachelard montre que cela va au-delà de la seule rêverie. Notre corps lui-même est porteur de nos habitudes d’habiter notre maison natale : « la maison natale est physiquement inscrite en nous. Elle est un groupe d’habitudes organiques. À vingt ans d’intervalle, malgré tous les escaliers anonymes, nous retrouverions les réflexes du « premier escalier », nous ne buterions pas sur telle marche un peu haute. Tout l’être de la maison se déploierait, fidèle à notre être. Nous pousserions la porte qui grince du même geste, nous irions sans lumière dans le lointain grenier. La moindre des clenchettes est restée en nos mains. »

Dès lors, nous transportons avec nous dans toutes non seulement nos rêveries mais nos habitudes corporelles, celles que nous avons apprises dans notre maison natale. Avant même d’emménager dans un appartement, nous introduisons en lui une foule de pratiques qui sont indépendantes de lui :

« Les maisons successives où nous avons habité plus tard ont sans doute banalisé nos gestes. Mais nous sommes très surpris si nous rentrons dans la vieille maison, après des décades d’odyssée, que les gestes les plus fins, les gestes premiers soient soudain vivants, toujours parfaits. En somme, la maison natale a inscrit en nous la hiérarchie des diverses fonctions d’habiter. Nous sommes le diagramme des fonctions d’habiter cette maison-là et toutes les autres maisons ne sont que des variations d’un thème fondamental. »

De ce point de vue, la maison apparaît non pas comme une « machine à habiter », comme le dit Le Corbusier, mais plutôt comme une machine à apprendre à habiter. Dans la maison natale, nous avons appris une manière de séjourner sur terre, d’être dans le Quadriparti, en incorporant des habitudes d’habitation. Peut-être alors que nous recherchons dans nos logements d’adulte à recréer le même séjour sur terre que celui dans lequel nous avons avons grandi.

De ce parcours, il ressort en tout cas que l’habitat n’est pas seulement un logement : c’est un lieu dans lequel il est fait une place à l’homme en tant qu’être mortel séjournant entre la terre et le ciel et en tant qu’être qui rêve. En cela, Heidegger a raison de dire, en reprenant le vers de Hölderlin, que « l’homme habite en poète ».

Notes

1. Les deux conférences ont été recueillies et publiées en 1954, avec d’autres textes de Heidegger, dans Essais et conférences, ouvrage traduit en français aux éditions Gallimard en 1958 dans la collection « Les Essais » (et repris dans la collection « TEL » en 1980, à laquelle je me réfère ici).
2. J.-L. Le Run, « L’enfant et l’espace de la maison », in Enfance et psy, éd. Érès, n°33, 2006/4.
3. M.-C. Duriez, « L’enfant et l’architecture », in L’enfant et sa maison, éd. ESF, 1988.

À propos de ce texte

Ce texte est issu d'une conférence donnée à Versailles le 8 décembre 2009, dans le cadre d'un projet sur le logement social et durable mené avec les étudiants de DSAA Architecture intérieure de l’École Boulle (encadrement : Bruno Rosenzweig, Magali Chaduiron, Erwan Le Bourdonnec, Stéphane Vial) et les étudiants du cycle master de l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles (encadrement : Nadia Hoyet, Fabien Duchêne), en partenariat avec EDF R&D (encadrement : Stéphane Villard, Guillaume Foissac).

Référence

Vial, S. (2009, 8 décembre). Habiter la terre, la maison, l'appartement : une lecture de Heidegger et Bachelard [Billet de blogue]. Repéré à http://www.stephane-vial.net/habiter-la-terre-la-maison-lappartement-une-lecture-de-heidegger-et-bachelard/