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Habiter la terre, la maison, l’appartement : une lecture de Heidegger et Bachelard

Il est assez rare de trouver chez les philosophes des considérations sur « l’habitat » ou « l’habiter », tant ce sujet de préoccupation pratique est peu conforme à leur pulsion spéculative. Le 5 août 1951, pourtant, dans le cadre d’un colloque sur « L’Homme et l’Espace », Martin Heidegger prononce une conférence intitulée « Bâtir, habiter, penser ». Quelques mois plus tard, le 6 octobre de la même année, il en prononce une autre qui lui fait directement écho et dont le titre, tiré d’un poème de Hölderlin, laisse songeur : « … L’homme habite en poète… » (1). Qu’est-ce qu’un philosophe comme Heidegger, dont l’oeuvre est consacrée à la question du sens de l’être et du dépassement de la métaphysique, peut bien nous apprendre sur l’habitat, l’habitation, l’habiter ? C’est précisément ce que l’on va chercher à comprendre, grâce à une lecture croisée de ces deux textes au cours de laquelle nous suivrons pas à pas les mots de Heidegger.

Le propos de Heidegger n’est pas de « découvrir des idées de constructions, encore moins de prescrire des règles à la construction » (p. 170). Ne nous attendons donc pas à prélever dans ces textes des directives architecturales. En effet, il s’agit de réfléchir au « bâtir » non pas « du point de vue de l’architecture et de la technique » mais du point de vue de « tout ce qui est », c’est-à-dire du point de vue ontologique, ce qui devrait être singulièrement édifiant, si je puis dire, pour de futurs architectes et concepteurs d’espaces. La question posée est donc la suivante :

« Qu’est-ce que l’habitation ? » (p. 170).

Mais il ne faut pas entendre par là la forme architecturale habitée, le local habité, bref le logement. « Habitation » signifie ici action et façon d’habiter, ou condition habitante. Ce qui revient à demander : « Qu’est-ce qu’habiter ? » Habiter et loger

La première idée importante à relever, c’est que l’habitation n’a rien à voir avec le logement. Entendez : le fait d’habiter n’a rien à voir avec le fait d’être logé. Occuper un logis, ce n’est pas habiter :

« Les bâtiments donnent une demeure à l’homme. Il les habite et pourtant il n’y habite pas, si habiter veut dire seulement que nous occupons un logis. À vrai dire, dans la crise présente du logement, il est déjà rassurant et réjouissant d’en occuper un ; des bâtiments à usage d’habitation fournissent sans doute des logements, aujourd’hui les demeures peuvent même être bien comprises, faciliter la vie pratique, être d’un prix accessible, ouvertes à l’air, à la lumière et au soleil : mais ont-elles en elles-mêmes de quoi nous garantir qu’une habitation a lieu ? » (p. 171).

Habiter ne veut pas dire « avoir un logement » (p. 226). Un logement, à proprement parler, ce n’est rien d’autre qu’un local, c’est-à-dire une boîte dans laquelle on peut insérer des objets et des corps. Ainsi, en langue française, on peut dire « loger une balle dans la tête » pour signifier précisément l’acte de faire entrer ou pénétrer à l’intérieur. Par où l’on voit que le terme « loger » signifie uniquement contenir. En ce sens, il n’est pas faux de dire qu’un appartement est un logement puisque c’est une boîte, aussi décomposée soit-elle, capable de contenir un ou plusieurs corps humains. Mais, de ce point de vue, un cercueil est lui aussi un logement. Habiter et être

Cependant, pour Heidegger, si on ne peut se satisfaire de cette « représentation courante de l’habitation » comme « possession d’un logement » (p. 226), c’est parce qu’elle présuppose que le fait d’habiter, l’habitation, est un comportement de l’homme parmi d’autres comportements :

« D’ordinaire, quand il est question d’habiter, nous nous représentons un comportement que l’homme adopte à côté de beaucoup d’autres. Nous travaillons ici et nous habitons là. Nous n’habitons pas seulement, ce serait presque de l’oisiveté, nous sommes engagés dans une profession, nous faisons des affaires, nous voyageons et, une fois en route, nous habitons tantôt ici, tantôt là. » (p. 173). « Nous travaillons à la ville, mais habitons en banlieue. Nous sommes en voyage et habitons tantôt ici, tantôt là. » (p. 226).

Or, l’habitation ce n’est pas un comportement qu’on peut prélever au sein d’une série de comportements possibles qui seraient égaux entre eux. Sur ce point, délibérément ou non 2, Heidegger est en rupture radicale avec les théories fonctionnalistes du mouvement moderne, et en particulier avec la théorie des quatre fonctions urbaines proposée par Le Corbusier quelques années plus tôt, en 1943, dans La Charte d’Athènes :

« Les clefs de l’urbanisme sont dans les quatre fonctions : habiter, travailler, se recréer (dans les heures libres), circuler. »

Pour Heidegger, un tel principe est une négation pure et simple de l’essence même de « l’habitation ». L’habitation n’est pas un comportement que l’on cumule avec d’autres comportements qui seraient sur le même plan ou à l’intérieur d’une même série, fût-ce celle de la « ville fonctionnelle » corbuséenne. L’habitation, ce n’est pas un comportement parmi d’autres mais c’est ce qui préside à tout comportement possible, c’est le socle fondateur de tous les comportements. Parce qu’habiter, ce n’est pas une fonction, c’est une condition. C’est même « le trait fondamental de la condition humaine » (p. 226). En quel sens ? Au sens où l’habitation, l’habiter, ce n’est rien d’autre que la manière d’être au monde de l’homme. Habiter, c’est être homme. L’homme est, dans son être même, un habitant.

« La façon dont tu es et dont je suis, la manière dont nous autres hommes sommes sur terre est le buan, l’habitation. Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter. […] L’homme est pour autant qu’il habite. » (p. 173). « Habiter est la manière dont les mortels sont sur terre » (p. 175). « Habiter désigne déjà le séjour de l’homme sur la terre, sur “cette” terre, à laquelle tout mortel se sait confié et livré » (p. 230).

Mais c’est seulement là le premier aspect. En effet, pour Heidegger, habiter, ce n’est pas uniquement être sur la terre ou séjourner sur la terre ; c’est plus encore ménager le faire d’être sur la terre, ou ménager le séjour terrestre, c’est-à-dire l’épargner et en prendre soin. « Le trait fondamental de l’habitation est [le] ménagement » (p. 176). « Il a lieu quand nous laissons dès le début quelque chose dans son être, quand nous ramenons quelque chose à son être et l’y mettons en sûreté, quand nous l’entourons d’une protection » (p. 175). Ainsi : « Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui nous est parent, c’est-à-dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être » (p. 176).

En ce sens, l’habitation, c’est le « séjour sur terre des mortels » (p. 176) en tant que séjour qui ménage l’homme dans son être, qui met l’être de l’homme en sûreté, en lui permettant de rester inscrit (« enclos ») sur la terre dont il est l’enfant (« ce qui nous est parent »). Il y a peut-être, dans ce propos de Heidegger, une position pré-écologique consistant à soutenir que l’habitation, c’est le fait d’être sur la terre en protégeant le fait d’être sur la terre.

« L’homme habite la terre et, en habitant, laisse la terre être comme terre » (p. 242)

Un peu plus loin, il précise ce qu’il entend par là. Exister ou habiter la terre veut dire tout à la fois, dans une même unité et simplicité originelles, quatre choses : être sur la terre, vivre sous le ciel, demeurer devant les divins et appartenir à la communauté des hommes. C’est ce qu’il appelle « Les Quatre » ou le « Quadriparti ». Dès lors, habiter c’est être dans le Quadriparti (être sur terre, être sous le ciel, demeurer devant les divins, appartenir à la communauté des hommes) et l’habitation c’est le ménagement du Quadriparti, c’est-à-dire le fait de ménager les quatre éléments du Quadriparti, à savoir :

   sauver la terre : non pas seulement l’arracher à un danger, mais la libérer, la laisser revenir à son être propre, et non en tirer profit pour l’épuiser ; « Sauver la terre est plus qu’en tirer profit, à plus forte raison que l’épuiser. Qui sauve la terre ne s’en rend pas maître, il ne fait pas d’elle sa sujette »
   accueillir le ciel : laisser les rythmes célestes et naturels accomplir leur oeuvre et ne pas les modifier ; « Au soleil et à la lune ils laissent leurs cours, aux astres leur route, aux saisons de l’année leurs bénédictions et leurs rigueurs, ils ne font pas de la nuit le jour ni du jour une course sans répit »
   attendre les divins : espérer qu’un divin donne un sens à l’existence et en même temps constater l’absence de sens donné ; être homme, c’est prendre parti sur la question du rapport au divin, soit en méconnaissant le divin soit en l’appelant. « Ils attendent les signes de leur arrivée et ne méconnaissent pas les marques de leur manque »
   aller vers la mort : non pas faire de la mort un but ni même assombrir l’existence par l’effet d’un regard aveuglément fixé sur la fin, mais simplement accomplir son destin d’être mortel en appartenant à la communauté des hommes : « Les mortels habitent alors qu’ils conduisent leur être propre – pouvoir la mort comme mort »

Ainsi, l’habitation, c’est le fait de se maintenir dans l’unité originelle des quatre composantes de l’existence :

« Dans la libération de la terre, dans l’accueil du ciel, dans l’attente des divins, dans la conduite des mortels, l’habitation se révèle comme ménagement quadruple du Quadriparti »

Habiter, c’est ménager le Quadriparti. Habiter, c’est être mortel entre le ciel et la terre, et ménager le fait d’être mortel entre le ciel et la terre. Cela va donc bien au-delà de la simple question du logement et de la seule construction de bâtiments. Habiter, c’est fondamentalement beaucoup plus large et essentiel que simplement loger. L’archéologie et l’anthropologie donnent d’ailleurs en grande partie raison à Heidegger : les hommes ont habité la terre bien avant qu’ils ne construisent des maisons ou des « habitats ». Ainsi les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique, pendant des milliers d’année, habitaient la terre mais n’avaient pas de maison ou logement. Leur habitat privilégié, mais non exclusif, était les grottes. Celles-ci ont commencé à être délaissées au profit d’installations en plein air seulement avec le Néolithique, il y a 10 000 ans. C’étaient d’abord des maisons rondes, creusées dans le sol, avant de devenir des constructions avec de vrais murs en pierre, bâties sur le sol, et bientôt rectangulaires. Le logement n’est donc qu’une forme contingente et historiquement tardive de l’habitation comme mode d’existence fondamental de l’homme sur la terre. Habiter et bâtir

La question est maintenant de savoir comment les hommes font pour ménager leur séjour sur terre. « Comment les mortels accomplissent-ils l’habitation au sens d’un tel ménagement ? » (p. 179), demande Heidegger. Réponse : en intervenant sur les choses car « habiter, c’est toujours séjourner déjà parmi les choses » (p. 179). C’est-à-dire : en bâtissant.

« De cette manière, que les mortels protègent et soignent les choses qui croissent et qu’ils édifient spécialement celles qui ne croissent pas. Soigner et construire, tel est le “bâtir” (bauen) au sens étroit. L’habitation, pour autant qu’elle préserve le Quadriparti en le faisant entrer dans les choses, est un bauen au sens d’une telle préservation ». (p. 179)

Nous voilà au terme du propos heideggerien : habiter, c’est bâtir ; et bâtir, c’est à la fois préserver les choses naturelles et construire des choses non-naturelles, par quoi le séjour sur terre peut être ménagé et le Quadriparti préservé. Par où il apparaît au passage que le bâtir fait partie de l’habitation ou que l’habitation précède le bâtir. C’est pourquoi il faut cesser de penser « habiter et bâtir comme deux activités séparées » : [DIAPO] « Bâtir est déjà, de lui-même, habiter » (p. 171) « Nous n’habitons pas parce que nous avons “bâti”, mais nous bâtissons et avons bâti pour autant que nous habitons » (p. 175). Bâtir, c’est déjà habiter, dans la mesure où c’est préserver l’habitation qui est déjà là.

Dès lors, bâtir c’est « édifier des choses » (p. 180). Mais qu’est-ce qu’une chose construite ? L’exemple du pont. Le pont réalise les 4 exigences du Quadriparti :

   « Le pont rassemble autour du fleuve la terre comme région » (p. 180)
   « Là même où le pont couvre le fleuve, il tient son courant tourné vers le ciel, en ce qu’il le reçoit pour quelques instants sous son porche, puis l’en délivre à nouveau »
   « Le pont laisse au fleuve son cours et en même temps il accorde aux mortels un chemin, afin qu’à pied ou en voiture, ils aillent de pays en pays » (que ce soit le pont qui relie le quartier du château à la place de la cathédrale, le pont sur le fleuve devant le chef-lieu, le vieux pont de pierre au-dessus du petit cours d’eau…)
   « il est l’élan qui donne un passage vers la présence des divins : que cette présence soit spécialement prise en considération et visiblement remerciée comme dans la figure du saint protecteur du pont, ou qu’elle demeure méconnaissable, ou qu’elle soit même repoussée et écartée »

« Le pont, à sa manière, rassemble auprès de lui la terre et le ciel, les divins et les mortels » (p. 181)

Le pont fait donc partie de ces choses construites, de ces choses édifiées, qui accomplissent le ménagement du Quadriparti, qui permettent de ménager le séjour sur terre, en tant que séjour des mortels entre le ciel et la terre. En tant que tel, le pont n’est pas un simple pont. Il est une chose, mais une chose d’une espèce particulière : une chose qui a la capacité d’offrir au Quadriparti une place, c’est-à-dire de lui assigner un emplacement et par conséquent de le mettre en « espace ». Cela est possible parce que le pont fait advenir un lieu : « Le lieu n’existe pas avant le pont » (p. 182). Beaucoup d’endroits, le long du fleuve, peuvent être occupés par une chose ou une autre. Si l’un de ces endroits peut devenir un lieu, c’est grâce au pont qui introduit le Quadriparti, c’est-à-dire qui installe un séjour pour les mortels entre le ciel et la terre : « Ainsi ce n’est pas le pont qui d’abord prend place en un lieu pour s’y tenir, mais c’est seulement à partir du pont lui-même que naît un lieu » (p. 183). Un lieu est donc une chose qui permet de donner un emplacement au Quadriparti. Un lieu est une chose qui « met en place un espace, dans lequel sont admis la terre et le ciel, les divins et les mortels » (p. 184). Bref, un lieu est un emplacement qui offre un espace pour exister en tant qu’homme.

« Il s’ensuit que les espaces reçoivent leur être des lieux et non de « l’ » espace » (p. 183)

Ce sont les lieux qui font les espaces, définis précisément comme des emplacements qui ménagent le Quadriparti, qui ménagent le séjour des mortels entre le ciel et la terre. Ce sont les lieux qui aménagent des « espaces ». Un lieu est un emplacement qui ménage un espace.

« Les choses qui en tant que lieux « ménagent » une place, nous les appelons maintenant par anticipation des bâtiments » (p. 184)

Mais qu’est-ce exactement qu’un bâtiment ainsi entendu ? Pour cela, il faut tenter de comprendre « la relation qui unit l’homme et l’espace » (p. 186).

L’espace installé par le pont renferme une variété de places ou emplacements plus ou moins proches les uns des autres. Entre eux, subsiste une distance, un intervalle, qu’on appelle « l’espace » de manière générale, au sens de spatium. Et à l’intérieur de cet espace comme intervalle, se trouve l’espace comme extension calculable en trois dimensions, au sens de extensio (étendue). On peut donc mesurer au sein des espaces des quantités d’espace, des distances, des trajets, des directions… Mais ces mesures n’ont rien à voir avec « le fondement de l’être des espaces ». Autrement dit l’espace abstrait et générique de la physique, comme espace calculable et mesurable, n’a rien à voir avec « les espaces que nous parcourons journellement » et qui sont « ménagés par des lieux ». Il faut donc distinguer « entre le lieu et les espaces » mais aussi entre « les espaces et l’espace ».

« L’espace n’est pas pour l’homme un vis-à-vis. Il n’est ni un objet extérieur ni une expérience intérieure. Il n’y a pas les hommes, et en plus de l’espace ; car si je dis “un homme” et que par ce mot je pense un être qui ait manière humaine, c’est-à-dire qui habite, alors, en disant “un homme”, je désigne déjà le séjour dans le Quadriparti auprès des choses. » (p. 186)

Ce qui signifie que l’homme est, par essence, un être spatial, un être d’espace, dans la mesure où sa condition ontologique même est une condition habitante. C’est pourquoi cela n’a aucun sens de parler de l’homme et de l’espace comme de deux choses séparées. L’homme est un être spatialisé, il est par essence un-être-dans-l’espace au sens où c’est un être-qui-séjourne. L’homme est en tant qu’il se tient dans l’espace.

« Les mortels sont, cela veut dire : habitant, ils se tiennent d’un bout à l’autre des espaces, du fait qu’ils séjournent parmi les choses et les lieux » (p. 187). « La relation de l’homme et de l’espace n’est rien d’autre que l’habitation pensée dans son être » (p. 188)

Maintenant peut donc s’éclairer « l’être des choses qui sont des lieux et que nous appelons des bâtiments » (p. 188), comme le pont. « Le lieu donne une place au Quadriparti en un double sens. Il l’admet et il l’installe. […] En tant qu’il est la double mise en place, le lieu est une garde du Quadriparti ou, comme le dit le même mot, une demeure pour lui. » Un lieu est ce qui veille sur le Quadriparti, c’est-à-dire ce qui veille sur le séjour des hommes sur terre et le préserve. « Les choses qui sont du genre de pareils lieux donnent une demeure au séjour des hommes. Les choses de cette sorte sont des demeures, mais non pas nécessairement des logements au sens étroit. Pro-duire de telles choses, c’est bâtir. » (p. 189)

Par conséquent, construire, c’est créer des lieux qui veillent sur le séjour des hommes sur terre et le préservent, c’est-à-dire « des lieux qui mettent en place des espaces » (p. 189). Un espace est un lieu qui veille sur le séjour des hommes sur terre et le préserve. « Ainsi, puisque bâtir est édifier des lieux, c’est également fonder et assembler des espaces »(p. 189). Dès lors, « le bâtir, puisqu’il produit des choses comme lieux, est plus proche de l’être des espaces et de l’origine de “l”’espace que toute la géométrie et toutes les mathématiques » (p. 189)

Ainsi, bâtir ne peut seulement être « construire des bâtiments et les munir d’installations » (p. 242) : ça, c’est seulement créer des logements. Bâtir, c’est édifier des lieux, c’est-à-dire des espaces qui ménagent le séjour des hommes sur terre. Toute construction qui ne ménage pas le séjour des hommes sur terre, qui ne veille pas sur lui et ne le préserve pas, n’est pas un bâtiment et est contraire à l’être-même de l’homme. Et c’est pourquoi, disions-nous plus haut, on ne peut penser le bâtir et l’habiter comme deux choses séparées. Le bâtir fait partie de l’habiter et reçoit de lui son être. C’est l’habitation, en tant que séjour sur terre des mortels, qui donne au bâtir son sens.

« Bâtir est, dans son être, faire habiter » (p. 191)

Heidegger voit même dans le bâtir ainsi entendu un acte poétique :

« C’est la poésie qui, en tout premier lieu, amène l’habitation de l’homme à son être. La poésie est le “faire habiter” originel » (p. 242). « Le vrai habiter a lieu là où sont des poètes » (p. 243) Habiter aujourd’hui

Le problème est qu’à notre époque « on n’appréhende plus l’habitation comme étant l’être de l’homme : encore moins l’habitation est-elle jamais pensée comme le trait fondamental de la condition humaine. » (p. 174).

« Qu’en est-il de l’habitation à notre époque qui donne à réfléchir ? Partout on parle, et avec raison, de la crise du logement. On n’en parle pas seulement, on met la main à la tâche. On tente de remédier à la crise en créant de nouveaux logements, en encourageant la construction d’habitations, en organisant l’ensemble de la construction. Si dur et si pénible que soit le manque d’habitations, si sérieux qu’il soit comme entrave et comme menace, la véritable crise de l’habitation ne consiste pas dans le manque de logements. La vraie crise de l’habitation, d’ailleurs, remonte dans le passé plus haut que les guerres mondiales et que les destructions, plus haut que l’accroissement de la population terrestre et que la situation de l’ouvrier d’industrie. La véritable crise de l’habitation réside en ceci que les mortels en sont toujours à chercher l’être de l’habitation et qu’il leur faut d’abord apprendre à habiter. » (p. 193) Habiter la maison

Les hommes habitent la terre depuis plusieurs dizaines de milliers d’années, mais ils ne construisent des maisons que depuis dix mille ans. En dix mille ans, la maison est devenu l’archétype de l’habitat humain. D’abord, parce qu’elle a longtemps été la seule forme construite capable d’abriter les hommes ; ensuite, parce qu’elle est inscrite dans notre imaginaire de manière extrêmement prégnante plus que toute autre forme construite. Si nous quittons les terres de l’ontologie pour rejoindre celles de la psychologie, et ainsi nous rapprocher des usages plus contemporains de l’habitation, nous découvrons que nous sommes tous façonnés psychiquement par un modèle de maison. Comme le montre le pédopsychiatre Jean-Louis Le Run, dans son article « L’enfant et l’espace de la maison » (2), auquel je me référerai plusieurs fois, on la voit en général comme « la maison bourgeoise avec sa cave, son grenier, son toit pentu et son jardin plein de charme, ses volets comme des paupières, maison idéale, maison rêvée, mais finalement assez éloignée de l’expérience la plus courante ».

En effet, la maison a beaucoup évolué : « De la grotte qui abritait nos ancêtres préhistoriques ou de la simple hutte à la maison d’aujourd’hui, c’est toute une culture de l’habitat qui s’est élaborée avec ses nécessités, ses modes et ses canons, en lien avec l’évolution de la société et de la famille nucléaire. Du Moyen Âge au XVII siècle, la maison est, le plus souvent, aussi le lieu du travail : ferme, boutique, atelier, château, etc., et, à ce titre, elle est largement fréquentée et abrite souvent la maisonnée (maîtres, apprentis, domestiques, plusieurs générations familiales), bien plus large que la famille nucléaire contemporaine ». (Jean-Louis Le Run). Sans distinction entre le public et le privé, la promiscuité est très importante et l’on ne connaît pas la solitude.

Vient ensuite « l’organisation de la maison qui prévaut, aujourd’hui, en occident et qui distingue, de plus en plus, les espaces d’intimité et d’hygiène (chambres, salle de bain, toilettes), les espaces de sociabilité et de réception (salon, salle à manger, cuisine), les espaces de relégation et d’entrepôt (cave, grenier, placards) et les espaces de circulation et de communication (couloirs, escaliers, portes). Le seuil, l’entrée sont le cadre de cette fonction fondamentale qui consiste à laisser entrer et sortir de chez soi. Ils donnent lieu à toutes sortes d’usages, de rituels et de codes selon qu’il s’agit d’une visite de familiers, d’amis, de relations, de visiteurs fonctionnels ou d’importuns. » (Jean-Louis Le Run)

« Ce schéma, déjà classique, évolue avec la société et l’exacerbation de l’individualisme et du célibat, et, combiné à l’étroitesse des logements en ville, amène un retour au décloisonnement sous la forme d’open spaces, de cuisines américaines, de lofts, de cloisons modulables et la recherche d’une évolutivité de l’espace. L’arrivée de l’ordinateur dans une majorité de foyers impose de lui trouver une place, imprévue dans les canons habituels. » (Jean-Louis Le Run)

Même si tout le monde n’a pas grandi ni même connu l’espace d’une maison, la maison est à considérer en fait comme le symbole de l’habitat dans l’imaginaire occidental. Comme le montre l’architecte M.-C. Duriez dans des entretiens menés à la fin des années 1980 avec des enfants sur l’architecture (3) : « faire parler de la maison, c’est aussi faire parler de l’appartement ». En effet, « la description du plan de la maison par les enfants, dans un premier temps, correspond à la transposition du plan de l’appartement dans un volume différent ». Par conséquent, c’est toujours sur le modèle archétypal de la maison que nous reportons nos manières de penser et de rêver l’habitat. Dès lors, il faut se demander : qu’est-ce qu’une maison du point de vue psychique ? La maison onirique

Selon Jean-Louis Le Run, la maison est l’espace qui a le plus d’influence sur la construction de nos repères spatiaux et affectifs. « La maison est un abri, elle est ce corps enveloppant et protecteur qui vient redoubler, de l’extérieur, l’enveloppe maternelle »,. Du point de vue psychique, en effet, le corps de la mère est le premier abri. Celui qui, avant tout autre, préserve des agressions extérieures. L’espace de la maison est donc au départ pour l’enfant l’extension du corps maternel et, à ce tire, devient l’espace de l’intimité familiale, plus ou moins variable selon les époques et les cultures. C’est pourquoi je prendrai désormais le terme de « maison » au sens du « chez soi », du home anglais, qu’il s’agisse, sur le plan architectural, d’une maison proprement dite ou d’un appartement.

Dès lors, si l’on se réfère maintenant à Bachelard, dans La poétique de l’espace, on observe que nous sommes tous habités par notre « maison natale », par notre « home » originel :

« La maison natale est plus qu’un corps de logis, elle est un corps de songes. »

C’est-à-dire que nous sommes remplis des souvenirs de notre première maison et des premières expériences que nous y avons fait du monde :

Jean-Louis Le Run :

« C’est un terrain d’expériences sensorielles avec des murs, des portes qui s’ouvrent et se ferment, des fenêtres, des cloisons, un plafond, un sol en bois, en pierre ou en moquette, des meubles durs ou mœlleux, profonds ou non, des odeurs et des bruits, des coins chauds ou froids. La maison est peuplée de bruits : tic tac de la pendule, ronron du réfrigérateur, grincements du parquet, claquements de porte, bruit de fond de la télé… et d’odeurs : des plats qui se préparent à la cuisine, du gâteau qui brûle, de l’encaustique autrefois et des parfums chimiques aujourd’hui, du chien les jours de pluie, des fleurs qui pourrissent dans le vase. »

De même :

« Elle est le premier terrain de jeu : les obstacles, les escaliers, les objets et les meubles sont autant de matériel d’exercices ludiques où s’entraîne la motricité de l’enfant et se construit son schéma corporel. Sauter sur les lits, grimper sur les chaises, dévaler les escaliers, se suspendre à la rampe, grimper sur le rebord des fenêtres, se cacher sous la table ou derrière un fauteuil, dans un placard, faire tomber une armoire, autant d’expériences qu’autorise la maison et que défendent les parents ! » (Jean-Louis Le Run)

Pour Bachelard, c’est surtout un lieu de rêverie :

« La maison natale est plus qu’un corps de logis, elle est un corps de songes. Chacun de ses réduits fut un gîte de rêverie. Et le gîte a souvent particularisé la rêverie. Nous y avons pris des habitudes de rêverie particulière. La maison, la chambre, le grenier où l’on a été seul, donnent les cadres d’une rêverie interminable, d’une rêverie que la poésie pourrait seule, par une oeuvre, achever, accomplir. Si l’on donne à toutes ces retraites leur fonction qui fut d’abriter des songes, on peut dire, comme je l’indiquais dans un livre antérieur [La terre et les rêveries du repos, p. 98.], qu’il existe pour chacun de nous une maison onirique, une maison du souvenir-songe, perdue dans l’ombre d’un au-delà du passé vrai. »

Ainsi, dans la maison natale, nous avons appris à rêver à et à habiter d’une certaine manière. Et cette manière d’habiter, à travers nos rêveries, ne nous quitte jamais. C’est pourquoi il y a en nous une sorte de maison onirique, un fantasme de maison, qui nous accompagne et que nous transportons dans nos autres habitats, au fil des âges de la vie : Michel de Certeau note la même chose dans L’invention du quotidien : « Nos habitats successifs ne disparaissent jamais totalement, nous les quittons sans les quitter, car ils habitent à leur tour, invisibles et présents, dans nos mémoires et nos rêves » (vol. 2, p. 210).

Mais Bachelard montre que cela va au-delà de la seule rêverie. Notre corps lui-même est porteur de nos habitudes d’habiter notre maison natale : « la maison natale est physiquement inscrite en nous. Elle est un groupe d’habitudes organiques. À vingt ans d’intervalle, malgré tous les escaliers anonymes, nous retrouverions les réflexes du « premier escalier », nous ne buterions pas sur telle marche un peu haute. Tout l’être de la maison se déploierait, fidèle à notre être. Nous pousserions la porte qui grince du même geste, nous irions sans lumière dans le lointain grenier. La moindre des clenchettes est restée en nos mains. »

Dès lors, nous transportons avec nous dans toutes non seulement nos rêveries mais nos habitudes corporelles, celles que nous avons apprises dans notre maison natale. Avant même d’emménager dans un appartement, nous introduisons en lui une foule de pratiques qui sont indépendantes de lui :

« Les maisons successives où nous avons habité plus tard ont sans doute banalisé nos gestes. Mais nous sommes très surpris si nous rentrons dans la vieille maison, après des décades d’odyssée, que les gestes les plus fins, les gestes premiers soient soudain vivants, toujours parfaits. En somme, la maison natale a inscrit en nous la hiérarchie des diverses fonctions d’habiter. Nous sommes le diagramme des fonctions d’habiter cette maison-là et toutes les autres maisons ne sont que des variations d’un thème fondamental. »

De ce point de vue, la maison apparaît non pas comme une « machine à habiter », comme le dit Le Corbusier, mais plutôt comme une machine à apprendre à habiter. Dans la maison natale, nous avons appris une manière de séjourner sur terre, d’être dans le Quadriparti, en incorporant des habitudes d’habitation. Peut-être alors que nous recherchons dans nos logements d’adulte à recréer le même séjour sur terre que celui dans lequel nous avons avons grandi.

De ce parcours, il ressort en tout cas que l’habitat n’est pas seulement un logement : c’est un lieu dans lequel il est fait une place à l’homme en tant qu’être mortel séjournant entre la terre et le ciel et en tant qu’être qui rêve. En cela, Heidegger a raison de dire, en reprenant le vers de Hölderlin, que « l’homme habite en poète ». Notes

1. Les deux conférences ont été recueillies et publiées en 1954, avec d’autres textes de Heidegger, dans Essais et conférences, ouvrage traduit en français aux éditions Gallimard en 1958 dans la collection « Les Essais » (et repris dans la collection « TEL » en 1980, à laquelle je me réfère ici). 2. J.-L. Le Run, « L’enfant et l’espace de la maison », in Enfance et psy, éd. Érès, n°33, 2006/4. 3. M.-C. Duriez, « L’enfant et l’architecture », in L’enfant et sa maison, éd. ESF, 1988.